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— Une cuisson de dix minutes, madame, pas davantage !

— Vous croyez ? Pourtant quatre ou cinq minutes de plus, il me semble… du moins c’est mon petit avis, la conservation serait plus sûre.

— Non, madame, ne le croyez pas ; dix minutes suffisent. La saveur est plus fine, l’éclat plus beau. Voyez-vous, j’ai confiance dans la personne qui m’a donné cette recette autant qu’en mon confesseur.

— Ah ! mesdames, comme le Père Magnan prêche à ravir ; en sortant, j’en étais tout remuée.

— Il y avait des gens qui pleuraient.

— Qu’a-t-il dit ?

— Quoi vous n’y étiez pas ? Il prêchait sur l’immaculée-conception. M. Milane m’a dit qu’on n’avait jamais rien entendu de plus profond sur ce sujet.

— C’est un si saint homme.

— Oui, et une si belle tête ! une onction !… Rien qu’à le voir ouvrir la bouche, on se sent touché.

— Il y avait là Mme Fredon, avec une robe de satin noir, Est-ce ridicule et sa grand’mère, la fripière, était encore là…

— Ne m’en parlez pas. Les choses d’aujourd’hui, c’est à faire dresser les cheveux. C’est comme la Girin, l’ancienne mercière. Euh ! quand je vois ça, la main m’en démange, et je voudrais les souffleter en leur criant : à la boutique ! à la boutique !

— Il y avait aussi Mme Touriot, la major. Vous ne devineriez jamais dans quelle toilette. Un corsage de laine rouge à la Garibaldi ! Dans une église, est-ce assez indécent ? Moi, je m’attendais à chaque instant que le bedeau allait la prier de sortir. Elle regardait aussi avec son lorgnon et faisait tourner la tête à tout le monde.

— Dame ! c’est son état, à ce qu’il paraît.

— Oh ! oh ! vous êtes méchante !

— Quand on est militaire, il faut bien avancer.

— Et du côté des hommes :

— L’anarchie règne en Espagne…

— Que voulez-vous ?… la loi de décadence des empires… L’Espagne a atteint son plus haut point de splendeur et de prospérité sous Charles-Quint, comme la France sous Louis XIV. On ne recommence pas le grand siècle. Nous ne pouvons plus que descendre, comme les preuves en sont trop claires et trop abondantes ; le réalisme, le socialisme, l’hydre révolutionnaire.

— Il est certain, messieurs, disait le propriétaire, que les bras sont maintenant à un prix exorbitant. Un journalier vous demande 1 fr. 50 c. l’hiver et jusqu’à 3 fr. dans l’été. On ne peut plus vivre.

— Messieurs, quand j’étais petit, un beau poulet se payait dix sous ; un bon domestique de ferme, 40 à 50 francs à l’année, et il ne voyait de lard sur son assiette que le jour de Pâques. Au train où nous allons, il faut compter avant peu sur la fin du monde.

— Hum ! observait le docteur, cependant la population a crû de moitié depuis ce temps-là.

— Justement ; comment voulez-vous faire ? C’est une bonne guerre dont on aurait besoin.

— Il ne manque pas de gens à notre époque à qui un peu de plomb dans la tête ne siérait pas mal, etc. etc.

On faisait aussi des calembours et l’on se passait les rébus du journal de modes.

À la table de trente-un on riait beaucoup, surtout celles des jeune filles qui avaient de belles dents ou un joli cou, qu’elles renversaient avec grâce. M. Brou, Mme Brou, ou leur nièce Mme Tarquois, y présidaient tour à tour. Les jeunes gens faisaient assaut d’esprit. Alfred Turquois tournait autour de Marianne, et s’épuisait à dire des choses aimables en jetant de temps en temps dans la glace un coup d’œil furtif ; Emmeline déployait une gaieté folle en marquant ses points, et l’on refaisait à l’usage des jeunes gens l’éternel proverbe de malheureux au jeu, heureux en amour. Ceci faisait baisser les yeux à Mlles Turquois, qui n’avaient d’autre interlocuteur que l’abbé, d’ailleurs fort sémillant et qui s’efforçait évidemment de prouver qu’un ecclésiastique pouvait être aimable, même un peu mondain, sans manquer aux commandements de l’Église. Le jeune médecin, le clerc de notaire, s’empressaient auprès d’Emmeline, tout en regardant du coin de l’œil, avec des airs pensifs, l’héritère des Brou ; mais elle était si passive et si rêveuse, si distraite parfois, que rien n’était moins encourageant. Elle marquait ses points, s’occupait d’une jeune enfant qu’elle avait placée près d’elle, et répondait laconiquement aux amabilités d’Alfred Turquois. De temps en temps, elle s’efforçait de sourire ; mais la pauvre enfant s’ennuyait horriblement, jusqu’à en éprouver des bâillements nerveux, qu’elle contenait à grand’peine. Habituée à s’occuper intelligemment, à se rendre compte de ce qu’elle faisait, douée d’un esprit actif et lucide, elle étouffait dans ce cercle lourd et stupéfiant. Aucune des paroles qu’elle entendait ne lui apportait l’impression d’un sentiment ou d’une idée, non pas que les personnes elles-mêmes fussent généralement privées d’idées ou de sentiment ; mais parce qu’elles étaient là chacune dans un rôle tracé d’avance, et ne se demandaient pas ce qu’elles pensaient, mais ce qu’elles devaient penser.

Au reste, à supposer qu’il y eût chez les