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Page:Leo - Marianne.djvu/7

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André Léo.


MARIANNE

Si je vous raconte cette histoire, ce n’est pas seulement parce qu’elle a fait un bruit énorme dans Landerneau — je veux dire dans le chef-lieu d’un de nos départements de l’Ouest, — mais parce qu’elle se recommande particulièrement à l’attention des lectrices, et surtout de ces lectrices de vingt ans, qui, en lisant un roman, rêvent de leur propre avenir, et auxquelles l’auteur ici dédie ses pensées les plus intimes, sûr qu’elles ne seront ni dédaignées ni incomprises.

I

Le Dr Brou arriva dans la salle à manger, où l’attendaient sa femme et sa fille, en tenant à la main une lettre ouverte, d’un air très-préoccupé.

Ce fut Emmeline qui s’en aperçut la première. Elle courut à son père, et, lui ayant souhaité le bonjour en l’embrassant, elle prit son bras et l’entraîna vers la table.

— Qu’est-ce que c’est, petit père, une lettre de ma tante ?

— Non, dit-il.

Pendant ce temps, Mme Brou mettait ordre gravement à la symétrie un peu négligée du couvert, et rangeait vis-à-vis, dans une diagonale parfaite, le sucrier et le pot à miel, le beurrier et les petits pains, au milieu desquels trônait une belle chocolatière de porcelaine blanche :

— Alors de qui est-elle ? reprit Emmeline en prenant place à côté de son père.

— Tu es bien curieuse.

— Puisque tu apportes cette lettre, n’est-ce pas pour la lire ?

— Peut-être. Mais, si tu étais moins curieuse, tu me laisserais manger mon chocolat.

Il tendit en même temps sa tasse, que Mme Brou remplit soigneusement.

— C’est peut-être une demande en mariage, dit cette dame à son tour.

Emmeline rougit.

— Non, répondit le docteur en insérant une tranche de beurre dans son petit pain. Mais je vois bien qu’il me faut tout de suite dire ce que c’est ; car, entre deux femmes, je n’aurais pas une minute de paix.

— Papa, dit Emmeline d’un ton quasi-mutin et quasi-piqué, c’est qu’en entrant tu paraissais contrarié… Voilà pourquoi… et non pas par curiosité, ajouta-t-elle en faisant une petite moue et en se redressant d’un air de dignité.

— Cette lettre me donne fort à réfléchir, dit le docteur ; c’est une chose grave.

— En vérité, tu m’effrayes ! s’écria Mme Brou d’une voix étranglée.

Mais cela tenait à l’inglutition plus qu’à l’émotion. Emmeline prit un air effarouché.

— Bon Dieu ! papa.