Page:Leo - Marianne.djvu/8

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Te rappelles-tu, demanda le docteur à sa femme, quand nous sommes allés à Rochefort, il y a dix-neuf ou vingt ans, mon cousin Marcel Aimont ?

— Oui, certainement, un officier de marine, un jeune homme charmant, très-comme il faut.

— C’est lui qui m’écrit.

— Ah !… j’ai dansé avec lui au Casino. Il était si bien dans son uniforme.

— Il s’est marié tout de suite après. Il devait venir nous voir, nous présenter sa femme, et il n’est pas venu.

— Mais il nous a expédié un magnifique panier d’huîtres, tu te rappelles ? avec un turbot.

— Oui, mais depuis pas une fois il ne nous a donné de ses nouvelles.

— C’est vrai ; mais d’un homme qui vit sur la mer, on ne peut pas exiger ce qu’on attendrait d’un homme du monde. Et que t’écrit-il maintenant ?

— Voici sa lettre.

M. Brou, après avoir avalé une gorgée de chocolat ; lut ce qui suit :

« Mon cher cousin,

Me pardonnerez-vous un silence trop long, qui pourtant n’a été causé par aucun changement dans mes sentiments de confiance et d’affection pour vous, comme vous le prouvera la demande que je viens vous faire. J’ai perdu ma femme après une union bien courte ; je l’adorais, et le chagrin m’a jeté dans une telle misanthropie que j’ai laissé tomber toutes mes relations. Depuis deux ans, par suite d’une longue maladie contractée au Sénégal, je suis en congé illimité et je vis avec ma fille à Tregarvan, sur la rivière d’Aulne, dans le Finistère. Les meilleurs soins n’ont pu me rétablir, ni même l’amour de ma chère enfant et mon désir ardent de vivre pour elle. Maintenant toute espérance est perdue et je viens vous demander la permission de vous confier Marianne, en vous nommant son tuteur, car je suis brouillé avec les parents de ma femme, qui s’étaient opposés à notre mariage, et n’ai de mon côté qu’une sœur, acariâtre et dévote à l’excès, près de laquelle ma fille serait malheureuse. Pour vous, mon cher Anatole, je connais votre honnêteté et votre bonté ; j’ai pu apprécier, il y a longtemps, celle de Mme Brou, et j’ai su dernièrement par votre confrère, le docteur Moudley, des Sables, en visite chez ses parents de Brest, que vous étiez l’heureux père d’un fils et d’une fille des mieux doués, et l’un des médecins les plus estimés de Poitiers. Ma fille trouverait donc chez vous, avec des soins affectueux, un asile honorable, des amis de son âge et milieu où elle pourrait, aidée de vos conseils, choisir un mari digne d’elle, quand la mort l’aura privée du père qui maintenant concentre toutes ses affections.

« Dites-moi, mon cousin, que vous acceptez ma prière ; je vous en serai profondément reconnaissant, et j’essayerai, si mon médecin m’y autorise, d’entreprendre le voyage de Poitiers, afin de vous présenter Marianne, qui est, si j’osais le dire, étant son père, une des pupilles les plus aimables qui puissent flatter un tuteur, bonne, intelligente, d’un caractère élevé, charmante en un mot. Elle ressemble à sa mère. Ah ! qu’il m’est cruel de la quitter ! et que je voudrais pouvoir espérer de votre science, à vous, docteur, un miracle que les autres n’ont pas su faire. J’aurais dû vous écrire plus tôt. Mais à bientôt votre réponse, n’est-ce pas, mon cher cousin, et veuillez être, près de Mme Brou et de vos aimables enfants, l’interprète des sentiments de votre bien affectionné.

« Marcel Aimont. »

Les deux femmes avaient écouté cette lecture avec une vive attention, et leur attendrissement s’exprima par des exclamations.

— Comme c’est touchant ! dit Emmeline.

— Pauvre jeune homme ! s’écria Mme Brou. Oui, car je ne peux pas me le figurer en père de famille et sans son uniforme. Il te donne là une grande preuve de confiance…

Elle s’arrêta.

— Oui, c’est bien grave, en effet, prendre cette jeune fille chez nous, sans la connaître du tout, sans même l’avoir vue.

Elle regarda sa fille avec une sorte d’inquiétude et de complaisance mêlées.

— Car il n’est pas sûr qu’ils puissent venir. Pauvre Aimont !

— Et que décides-tu ? demanda-t-elle à son mari.

— Mais… je suis embarrassé. Je désirerais obliger Aimont : sa situation est bien intéressante. D’un autre côté, introduire ainsi dans notre intérieur une jeune personne que, comme tu le dis, nous ne connaissons nullement…

— Oh ! la fille de M. Aimont… doit être une personne très-comme il faut. Il était enseigne, je crois, déjà ? Il a dû devenir au moins capitaine de vaisseau ?

— Je n’en sais rien, car il ne me dit rien du tout. Vous voyez : du sentiment, beaucoup d’amabilité, de pathétique, rien de plus. Aucun détail précis et sérieux. Cela ne m’étonne pas ; c’était une tête romanesque. Mais précisément cela m’inquiète, car enfin…

— Ils ont une certaine fortune au moins, j’espère ?

— Eh ! qui sait ? Il avait en effet un assez