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cœur malade. Se sentant incapable d’étudier, il entra dans un cabinet de lecture ; le premier livre qu’il vit sur la table était Proudhon. Il l’ouvrit au hasard :

« Entre la femme et l’homme, il peut exister amour, passion, lien d’habitude et tout ce qu’on voudra ; il n’y a pas véritable société. L’homme et la femme ne vont pas de compagnie. La différence des rêves élève entre eux une séparation de même nature que celle des différences de race met entre les animaux. Aussi, loin d’applaudir à ce qu’on appelle aujourd’hui l’émancipation de la femme, inclinerais-je bien plutôt, s’il fallait en venir à cette extrémité, à la mettre en réclusion…

« Réduction de la femme au néant par la démonstration de sa triple et incurable infériorité, voilà où nous a conduits jusqu’à présent l’analyse…

« Sans doute, une pratique mieux entendue de la vie conjugale rassérénera le ménage et y mettra l’équilibre ; mais je n’y vois pas moins ce qui d’abord éclaté à tous les yeux : le sacrifice que fait un homme de sa liberté, de sa fortune, de ses plaisirs, de son travail, le risque de son honneur et de son repos, à la possession d’une créature dont avant deux ans, six mois peut-être, en raisonnant au point de vue de l’amour proprement dit, il aura assez…

« La vie de la femme, selon le vœu de la nature, est une jeunesse perpétuelle…

« Les hommes ne s’occupent de l’éducation des femmes qu’en vue d’eux-mêmes, a dit une femme. Et en vue de quoi, s’il vous plaît, voulez-vous que nous nous en occupions ?…

« La conscience est immuable… »

— Tout cela est pourtant un peu étrange, se dit Albert. Et il posa le livre pour en ouvrir un autre : c’était l’Amour, de Michelet.

« La femme est une malade… La femme est toujours plus haut ou plus bas que la justice…

« Il faut que tu créés la femme, elle ne demande pas mieux… Nous ne voulons pas une Pandore toute faite, mais à faire…

« … Déjà entamé par la vie, par une éducation cruelle, par la réaction violente qui la suit pour le plaisir, je me sens bien peu capable de prendre ce jeune cœur plein d’amour, qui me veut pour son créateur, son dieu d’ici-bas… ai-je gardé le sens d’aimer ?…

« … Elle se sent libre alors, pourvu que tu sois son maître…

« … Les mères veulent que le mari soit charmé de la trouver à ce point petite fille. Et en effet, cela l’étonne (lui qui n’a vu que des femmes perdues). »

Albert s’enfonça quelque temps dans la lecture de ce livre, plein de tendresse et de poésie, mais d’une tendresse énervante et d’une poésie fantaisiste, et où la femme n’est peut-être pas moins maltraitée (avec les meilleures intentions du monde) que dans les folles et furieuses pages de Proudhon. Ce qu’il remarqua surtout fut ce consentement tacite donné aux amours débauchées du jeune homme. En effet, le créateur, ce dieu, à qui l’on remet, pour la refaire à son image, la femme, l’autel d’amour et de pureté, est un homme qui n’a vu que des femmes perdues !

Peu importe. La logique de tels livres n’est nullement gênée par ces incohérences. Mais Albert ne s’arrêta pas à ces détails ; devant l’offre de la royauté absolue, peut-on réfléchir ? Il se dit :

— Eh qui donc ne parle ainsi ? Tous les auteurs les plus estimés ont-ils jamais dit autre chose. Depuis Anacréon, Horace et Tibulle jusqu’à Brantôme et Marot, jusqu’à Musset ! La femme, c’est la beauté ; l’amour, c’est la volupté, et la volupté, c’est la fleur de la vie, dont tout homme doit s’enivrer, à moins que la triste folie des ascètes ne se soit emparée de son cerveau ? Encore une fois, qui pense et dit le contraire ? Personne. Voltaire, La Fontaine, ont prostitué leur plume. En sont-ils moins dieux et s’avise-t-on même de les en blâmer ? Musset et Murger, morts de leur excès, n’en sont pas moins pleurés et honorés. Rolla, suivant le poëte, trouve l’amour sur le sein d’une prostituée. Stendhal, celui qui dit au jeune homme en lui parlant de la femme : Ayez-la ; c’est d’abord ce que vous lui devez. Théophile Gautier, qui a vanté les débauches hors nature, le galant Mérimée, font les délices des gourmets et occupent les premières places de la littérature, de l’académie ou du sénat. Au fond, on ne saurait le nier, et la société ne prend pas la peine de le cacher, la morale officielle est une comédie ; personne n’y croit, excepté les femmes qui le veulent bien, et encore, puisque la galanterie ne saurait se passer d’elles, il est entendu qu’une bonne part d’entre elles n’y doivent pas croire. Il est bon de ménager en ceci le préjugé, chacun le sent dans l’intérêt de son propre ménage ; mais tout le reste du monde est excepté, et cette réserve faite, sous le voile léger du décorum officiel, chez quel homme ne trouve-t-on pas un fond inépuisable d’indulgence, quand ce n’est de tendresse, pour les péchés amoureux ?

À mesure qu’il se disait ces choses, Albert les voyait par le souvenir, par le fait présent, général, et dans cette contemplation, les yeux attachés sur le monde, il se mit à rire.

— En vérité, se dit-il, comme les apparences nous bouchent les yeux ! Chaque