Page:Leo - Marianne.djvu/75

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

homme à peu près ayant son passé de jeunesse, — quand il se contenté du passé, — la femme qui vit à ses côtés me parait bien exposée, outre les filles issues de son sang, parfois de ses maladies, outre les fils qui marcheront sur ses traces, outre les femmes exemples du préjugé… Ma foi ! il s’en faut de peu que le monde ne soit, à ce point de vue des mœurs, une vaste réunion d’augures qui se regardent sans rire.

Puis il pensa à Mme Milhau et à ce qu’elle venait de lui dire.

À la bonne heure ! voilà une femme franche et une bonne femme. Elles sont tant d’ailleurs comme cela. Le monde s’achemine vers la franchise, en ceci comme en toutes choses, et, si cela continue, il ne tardera guère à enlever son dernier vêtement. Quel imbécile j’étais ! ajouta-t-il.

En ce moment, il ne se comprenait plus, il se trouvait mais à faire pitié. Un bêta de cœur un femmelin ! Non, il n’était pas un homme, un vrai mâle !

Il sortit dans cet emportement et regagna à grands pas le boulevard Saint-Michel.

— Où allez-vous donc si vite ? lui dit quelqu’un.

C’etait un littérateur du quartier, qui assistait quelquefois aux leçons et dont Albert avait fait la connaissance au café. Ils remontèrent ensemble le boulevard, tout en parlant — il n’y avait que cela dans l’air — des femmes. Le littérateur en dit tout le mal possible perfides comme l’onde, rusées comme le serpent, changeantes comme la lune, noires comme l’enfer, etc. etc.

Pendant cette diatribe, la douce et pure figure de Marianne vint se placer sous les yeux d’Albert.

— Allons donc ! observa-t-il avec un peu d’humeur toutes, c’est beaucoup dire, et Mme R… ?

M. R… aussitôt se redressa d’un pouce.

— Ah ! celle-ci, dit-il d’un air plein de doux mystères, celle-ci !… À part des autres, jeune homme ! Celle-ci !… on n’en parle pas.

Albert dissimula un sourire, tandis qu’il se disait, lui aussi : Et Marianne, donc ! et ma mère ! et ma sœur ! — il avait la tête un peu détraquée, et, sentant le besoin de reprendre des forces (il avait laissé passer l’heure du dîner de la pension), il entra au café des Écoles pour se faire servir à dîner. Henri Labobière et deux ou trois autres étalent là avec des femmes, et riaient et buvaient. Albert alla s’asseoir à côté d’eux.

— Mes belles, dit Labobière, je vous présente un sage.

Elles le regardèrent effrontément des pieds à la tête : il riposta par des propos vifs, auxquels Labobière applaudissait. Une de ces dames avait pris à cœur la conquête d’Albert ; il ne s’y opposa point, et ils étaient dans les meilleurs termes quand tout à coup la grossièreté de cette femme lui fit mal au cœur ; il s’échappa et revint chez lui.

Mais, à partir de ce jour, il vécut dans une agitation extrême. L’être humain est essentiellement modifiable au gré de son imagination ; ce qu’il croit devoir faire, il le peut. De même, s’il se croit ou veut être moins fort que la passion, elle le domine. Cependant, peu de jours encore, et il allait revoir Marianne. Oserait-il, pourrait-il l’aborder de l’air dont il l’avait quittée, s’il lui revenait parjure ? Il se rappelait ses derniers mots : Je vous ai donné toute ma confiance, Albert, et je sais que vous m’aimerez là-bas comme ici. » Devant une foi si pure, il se sentait honteux de ses mauvaises pensées, et elles s’évanouissaient. Vingt fois par jour ainsi, il changeait de point de vue ; et chaque matin il se disait : Plus que dix, plus que neuf, plus que huit jours ! Non, il sentait que vis-à-vis d’elle, il ne pouvait facilement feindre ; que dans leurs épanchements, s’il en devenait indigne, sa gène le trahirait, que sous regard clair de beaux yeux si purs il baisserait les siens malgré lui ; et cette crainte le retenait.

Un jour qu’il venait de recevoir une lettre de sa fiancée, la dernière qu’il dût recevoir jusqu’à leur prochaine entrevue, lettre toute remplie de joie, d’attente et de doux appel, il entendit frapper à la porte.

Il ouvrit. C’était la petite actrice aux bottines usées, Armantine Gantin. Elle étais là, pimpante, souriante, en assez fraiche toilette, et lui jeta tout d’abord un sourire très-familier.

— Enfin !… Je vous ai cherché par toute la maison. Vous ne m’aviez pas dit votre nom ; c’est très-mal !

En même temps, elle était entrée. Devant l’air un peu gêné d’Albert :

— Vous êtes seul ?… Je vous apporte des billets de spectacle pour vous et votre… elle n’est pas ici ?

— Non, madame, vous désiriez faire sa connaissance ?

— Oh ! Je tiens surtout à la vôtre… Et puis, ça dépend. Est-elle bien jolie ?

— Pas tant que vous.

— Vous voulez vous moquer, je le vois bien ; je sais que je ne suis pas jolie. Et elle se regardait dans la glace d’un air complaisant. Mais… d’abord j’ai du talent… Vous verrez demain ; car vous viendrez bien, n’est-ce pas ? Je joue dans le rôle de Denise. On dit que c’est mon triomphe. Enfin vous verrez.

— Je suis sur d’être charmé. Et puis ?…

— Et puis, quoi ?…