Page:Leo - Marianne.djvu/80

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cela ; il fallait bien m’échapper, puisqu’on ne m’eût pas laissée sortir. Mais je le dirai en rentrant, je viens d’y songer, ce sera mieux ; et maintenant je suis plus tranquille. Voulez-vous me conduire près d’Henriette, monsieur Démier ?

Une émotion pleine de respect se peignit sur le visage de Pierre ; il s’inclina devant la jeune fille, qui s’était levée, et la conduisit vers la maison. Arrivé à la porte qui donnait sur le jardin, il pria Marianne de s’arrêter et ouvrit doucement, pour s’assurer qu’il n’y avait personne dans le corridor ; puis il s’effaça pour la laisser entrer.

— Ma mère n’est pas ici, malheureusement, dit-il.

Ils montèrent jusqu’aux mansardes, sises au-dessus du premier étage, et là, Pierre, s’arrêtant encore :

— Ne pensez-vous pas, dit-il, que je devrais la prévenir ? Elle est si ébranlée, que votre vue pourrait lui causer une trop vive secousse.

Marianne, en attendant, s’approcha de la fenêtre qui donnait sur le chantier. Protégée par la vitre, elle vit en face d’elle un homme qui s’occupait d’équarrir une poutre à grands coups de hache. Déjà courbé par l’age ou par la fatigue, grand, maigre, anguleux, il n’en paraissait pas moins énergique et fort, et la hache, sans cesse levée, retombait sans cesse au même endroit, faisant voler en éclats le bois et l’écorce, et traçant de plus en plus longue une ligne blanche, droite comme un cordeau.

À ce moment, cet homme releva la tête pour jeter un coup d’œil sur le travail de deux ouvriers qui, un peu plus loin, sciaient un bloc de bois, et Marianne put observer sa figure. Elle était déjà sillonnée de rides et la barbe blanchissait le front élevé, rigide, semblait marque d’une honnêteté scrupuleuse ; les traits, rudes et fatigués, n’en exprimaient pas moins une certaine bonhomie ; l’œil vif brillait d’énergie. Marianne lui trouva une assez grande ressemblance avec Pierre et ne douta pas que ce ne fut le père Démier, qu’elle n’avait jamais entrevu. Un cri qui retentit dans la chambre à côté lui fit comprendre qu’Henriette venait d’être instruite de sa présence, et saisie d’une émotion plus vive, elle s’avança, tandis que la porte s’ouvrait. Pierre vint à elle rapidement.

— Elle vous attend ; elle est bien émue ! Je descends. Quand dois-je revenir vous chercher, mademoiselle ?

Elle répondit :

— Dans une demi-heure.

Et il franchit le seuil de la petite chambre au moment où Henriette, pâle et chancelante, venant à sa rencontre, s’y présentait.

La pauvre fille ! Heureuse de revoir Marianne, elle ne put cependant supporter sa vue et s’affaissa sur ses genoux en se cachant le visage dans ses mains. Bien troublée, elle aussi, Marianne d’abord voulut prendre les mains d’Henriette et la relever ; mais elle ne put en venir à bout, et, pénétrée par ces soupirs, ces gémissements, ces crispations de douleur, elle-même fondit en larmes, et, passant le bras autour du cou d’Henriette, leurs sanglots se confondirent.

— Henriette ! ma pauvre Henriette ! du courage ! calmez-vous un peu ! Venez vous asseoir… ici…

— Oh ! est-ce possible ?… Est-ce possible que vous soyez si bonne ?… Vous ne me méprisez pas, vous ! Comment faites-vous pour ne pas me mépriser ?

— Non ! non disait Marianne, vous êtes si malheureuse !… Je n’ai point cessé de vous aimer.

— Alors je ne la suis plus tant, malheureuse… Ah ! vous seule… Vous seule vous pouviez me faire du bien, et vous êtes venue !… Oh ! merci ! merci !

Elle s’était assise comme l’avait voulu Marianne, et celle-ci s’était placée de même tout près d’Henriette, qui, les mains jointes sur ses genoux, la taille affaissée, regardait sa généreuse amie avec une sorte d’adoration. Il y avait moins de trois semaines qu’elles ne s’étaient vues, et Marianne la reconnaissait à peine : ses joues étaient avachies, son teint flétri, ses lèvres sèches, et jusqu’à ses yeux autrefois si beaux, si doux, qui, rougis par les larmes, n’avaient plus d’autre éclat que celui de la fièvre. En voyant de tels ravages, la pensée de Marianne se reporta vers celui qui avait détruit cette fleur de vie qu’était l’Henriette d’autrefois, et un mouvement âpre, fougueux, amer, jusque là inconnu par elle souleva son sein ! c’était de la haine, et, poussée par une force indépendante de sa volonté, ses lèvres murmurèrent :

— Ah ! l’infâme ! l’infâme !…

Henriette avait douloureusement tressailli.

— Que dites-vous ?… de qui parlez-vous ?… Ah ! que savez-vous… s’il ne souffre pas aussi ?… Oui sans doute, il aurait dû me répondre ; mais on l’empêche peut-être… si vous saviez…

Marianne fut stupéfaite. Quoi ! la malheureuse pouvait croire aimer encore ! au sein de cet abandon !… À l’expression de ses traits, Henriette comprit.

— Je vous semble folle !… que voulez-vous ? Ah ! je l’accuse aussi par moments… il me semble même que je le hais… et puis… quand on a tant aimé, comment cesser comme cela, si vite… on ne peut. Il y a des fois où je donnerais ma vie pour le voir encore… Ma vie !… quel bon marché je ferais !… Ah !