Page:Leo - Marianne.djvu/85

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— Mademoiselle, s’écria Mme Brou en se levant et courant, les bras étendus, vers sa fille, comme pour la couvrir de sa protection, songez que vous parlez devant Emmeline ! Ma fille ne doit pas entendre de telles paroles, respectez au moins son innocence.

Marianne rougit d’indignation et de douleur ; pour la seconde fois, elle se voyait insultée par sa tante, par la mère d’Albert.

Le docteur sentit l’imprudence de sa femme et essaya de la réparer.

— Marianne a la rudesse de l’innocence, comme d’autres en ont les timidités, dit-il ; c’est affaire de caractère. Emmeline d’ailleurs n’ignore probablement pas qu’une jeune fille peut devenir mère en dehors du mariage, quand elle n’a pas craint d’abjurer sa pudeur en écoutant les serments d’un séducteur ; et puisque nous en sommes venus à traiter un sujet sur lequel il eut mieux valu jeter un voile, je dois m’attacher, ma chère Marianne, à une idée que vous me paraissez avoir rapportée de votre entretien avec Henriette, et à laquelle vous aurez été poussée par la pitié : c’est que la faute de l’homme et celle de la femme, en pareil cas, puissent être mises sur la même ligne. La vertu n’est pas la même pour l’un et pour l’autre. Je ne vais pas jusqu’à approuver l’opinion du monde, qui fait une gloire à l’homme de la multiplicité de ses conquêtes ; cependant il lui est permis de demander sans honte ce que la femme ne peut accorder sans s’avilir. Car, pour elle, la pudeur et la modestie sont son apanage ; sa tâche est de conserver la famille et de l’édifier. La femme est tout sentiment. L’homme, plus passionné, plus fougueux, et qui règne par l’intelligence, n’est point astreint aux mêmes lois. C’est à elle d’opposer à ses désirs la douce barrière de la raison et de la pudeur. Malheur à celle qui les enfreint : elle a perdu l’honneur de son sexe. La femme qui se respecte ne doit aimer qu’à l’abri des lois ; c’est alors seulement qu’elle peut se livrer aux élans de son cœur, et se dévouer, s’il le faut, jusqu’au martyre, à son époux et à ses enfants. Mais celle qui se donne sans exiger de garanties a mérité l’abandon ; celui même qui a su triompher de sa faiblesse méprise bientôt la femme qui n’a pas su lui résister ; abandon née par lui, méprisée de tous, elle expie, par la honte et le malheur, sa coupable passion et sa folle confiance ; car pour elle la vertu par excellence est la chasteté.

La tête penchée sur sa main, Marianne écoutait sans répondre.

— J’espère, dit le docteur, que vous reconnaissez la justesse de ces maximes, qui sont les lois mêmes de la raison et de la nature.

— De la nature ? murmura la jeune fille, en frémissant. Un homme qui abandonne son enfant !

— C’est intolérable ! exclama la digne Mme Brou, à qui ce mot d’enfant paraissait décidément le plus choquant de la langue humaine. En sa qualité d’homme intelligent, M. Brou fut au contraire légèrement, embarrassé de l’argument ; toutefois il se remit. très-vite :

— Je ne nie pas, dit-il, que cet abandon ne soit cruel. Mais à qui la faute ? Si la femme n’avait pas oublié ses devoirs, un tel fait serait-il possible ? Et c’est ce qui prouve quelle noble tâche la nature lui a assignée : celle de conservatrice de la famille et des mœurs.

Il se leva, tira son gilet sur son ventre, et poursuivit, tout en serrant, sa trousse dans sa poche :

— Et… laissez-moi vous dire ceci, mon enfant : Cette justice sévère que le monde prononce sur la femme coupable, il l’étend aisément, si injustement que ce soit, sur celles qui se montrent indulgentes pour de telles erreurs, se fondant sans doute sur cette loi que tout crime dont on n’a pas la pensée est naturellement repoussé avec horreur. Il est des exceptions évidemment, vous en êtes une. Mais songez bien que le monde n’en admet pas, et que ce qu’il pardonne le moins à la femme, c’est l’indépendance de l’esprit et, à plus forte raison, celle des actes.

Ayant ainsi parlé, le docteur serra la main de Marianne et sortit. Mais il avait à peine fait quelques pas dans le corridor qu’il appela sa femme en réclamant quelque objet. Mme Brou se rendit à cet appel, et le docteur, l’entrainant presque sous la porte cochère :

— Tes attaques vis-à-vis de Marianne, lui dit-il, sont insensées, parce qu’elles sont trop acerbes ; il faut éviter par-dessus tout de blesser son orgueil. Elle ne te pardonnerait pas, et ceci pourrait tourner contre ton fils ou faire ton propre malheur.

— Il me semble qu’en fait d’insensée, il n’y en a qu’une ici, et que ce n’est pas moi, dit avec une noble indignation Mme Brou ; est-ce que je peux me tenir d’entendre de pareilles choses ? Elle corrompt l’imagination d’Emmeline, je n’ai pas élevé ma fille à entendre ces choses-là, et, quant au bonheur d’Albert, je commence fort à en douter. Une jeune personne qui ne se soumet à rien, qui raisonne de tout, qui veut tout savoir par elle-même ! Et comment se conduira-t-elle plus tard, si déjà…

— C’est tout le contraire, interrompit vivement le docteur. J’ai vu assez de femmes dans ma vie, et je sais que ce ne sont pas les plus orgueilleuses qui trompent le plus leurs maris. Celles-là y vont franchement.