Page:Leo - Marianne.djvu/86

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Tu oublies que c’est par Marianne elle-même que nous avons pris son équipée. Et tu comptes cela pour rien ! Avec elle, on joue cartes sur table : c’est énorme.

— Un caractère pareil ! reprit Mme Brou, sans paraître saisir la valeur de l’argumentation ; oui, c’est vrai qu’on voit toujours sa pensée, mais ce n’en est pas plus aimable pour cela. As-tu remarqué ? Lorsqu’elle est fâchée, elle nous dit toujours : Monsieur, madame, et c’est seulement quand elle est de bonne humeur qu’elle nous appelle mon oncle et ma tante. Est-ce convenable, cela ? et devrait-elle se permettre de ne pas avoir toujours le même ton vis-à-vis de nous ? Moi qui avais tant rêvé pour Albert une petite femme qui s’occuperait à le choyer et ait toutes ses volontés.

— On n’a pas tout ce qu’on rêve, dit le docteur, et 500, 000 francs tout venus ou à peu près sont un rêve qui n’est pas souvent une réalité. Enfin, même quant à la personne, je répète qu’on peut tomber beaucoup plus mal. Sache donc te contenir, sois prudente, sois bonne, surtout respecte toujours ses intentions. Je te le recommande, je t’en prie, et au besoin je te l’ordonne, ajouta-t-il sans trop de roideur, mais avec l’aplomb d’un homme sûr de son pouvoir.

Cependant Mme Brou partageait peut-être cette erreur commune d’aimer la soumission pour les autres plus que pour soi-même ; car, après le départ de son mari, elle resta grommelante et revêche, évitant seulement, au grand détriment des bonnes, de rentrer dans la salle à manger, où elle supposait que Marianne pouvait être encore.

Dès que M. et Mme Brou eurent quitté la salle à manger, Emmeline, qui pendant tout l’entretien avait offert le mutisme et l’immobilité d’une jeune personne bien élevée, devant laquelle se débattent des questions auxquelles la pudeur lut interdit de se mêler, Emmeline bondit de sa chaise aux côtés de sa cousine, et, se penchant sur la table où Marianne était accoudée :

— Comment ! méchante petite, tu fais de ces énormités ? Tu t’en vas toute seule !… et tu as vu cette… Henriette ? Dis-moi un peu ce qu’elle t’a dit. Elle doit être bien honteuse ! Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?

Marianne, d’un air contrarié, leva sur Emmeline ses yeux rêveurs.

— Je ne puis pas te rapporter cela, répondit-elle.

— Oh ! voyez-vous ? mademoiselle fait des mystères à présent. Quels airs de maman ! Ma chère, elle t’a donc appris bien des choses ?

— Elle a beaucoup pleuré ; elle souffre horriblement ; elle se confiait à moi… Et tu veux que je te raconte cela comme un spectacle ? Non.

— Tu es toujours pleine de cachotteries. Mais ce n’est pas par curiosité que je te le demande, moi c’est par intérêt. Pauvre fille ! je l’aimais bien. C’est grand dommage qu’elle se soit conduite ainsi. Comme tu dis, c’est très-mal à ce M. Alfred ; mais, ma chère, les hommes sont comme cela. C’était à elle de ne pas s’y laisser prendre. Elle savait bien qu’il ne l’épouserait pas. Est-ce que c’était possible ? Une ouvrière ! Il fallait qu’elle eût perdu l’esprit. Je la croyais plus intelligente.

— Et toi aussi, c’est elle que tu accuses ? Et si cet Alfred Turquois vient ici, tu le recevras comme à l’ordinaire ?

— Ma chère, comment veux-tu ? D’abord je suis censée ne rien savoir, moi ; il ne serait pas convenable de paraître instruite…

— Et tu parleras, tu riras avec lui comme à l’ordinaire ?

— Il le faut bien, et puis… Bah ! il a fait comme les autres, voilà tout.

Marianne eut un frissonnement. Elle resta un instant silencieuse ; puis, regardant Emmeline :

— Et s’il te demandait en mariage ?

— Moi !… Oh ! il n’est pas riche ; il ne conviendrait pas à papa… Ou bien il faudrait qu’il eut une belle place ; mais, dans ce temps-là, je serai mariée… probablement.

— Alors, s’il avait une belle place et si ton père le voulait pour gendre, tu ne le refuserais pas ?

— Mais, ma chère, il n’est pas mal ; c’est un fort joli garçon, et très-intelligent à ce qu’il paraît. Comme tu es curieuse de me demander cela ! Je ne suis pas jalouse d’Henriette, va ; je n’ai jamais pensé à M. Turquois.

Elle regardait Marianne en souriant de son air mutin et dégagé, et, la voyant de nouveau pencher la tête sur sa main, comme sous le poids de pensées pénibles, elle reprit :

— Mais qu’est-ce que tu as donc ! Tu l’aimais donc bien, cette Henriette, que cela te rend si triste et que tu fais pour elle de telles équipées ! Dis-moi, est-ce qu’il y a longtemps que cela durait entré elle et M. Turquois ?

— Je ne sais pas, dit Marianne.

— C’est-à-dire que tu ne veux pas me répondre. Puisqu’elle t’a fait ses confidences… Écoute, ma chère, tu n’agis pas bien avec moi ; entre amies, on se dit tout.

— Et que veux-tu que je te dise ? reprit Marianne avec un peu d’impatience. Elle l’aimait, elle croyait qu’il était sincère ; elle est abandonnée et malheureuse. Tu sais tout cela.

— Et elle est enceinte ? dit Emmeline en baissant la voix.

— Oui.