Page:Leo - Marianne.djvu/91

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Radou se mit à rire.

— Sur ma parole, il a encore des scrupules de conscience, dit-il au Russe. Je le devine. La fiancée aura appris quelque chose ?

— On ne parle jamais d’elle ici, dit Albert d’un ton sérieux.

— Oui, je connais ça : une fleur ! un ange ! une sainte ! un être à part ! (Il croisa les bras et leva les yeux au ciel.) Comme toutes les fiancées, un rayon, une goutte de rosée, qui sait admirablement faire les confitures et ignore absolument comment se font les enfants. Ne vous fâchez pas ; Brou, je parle en général. Eh bien ! non, mon cher, ces anges-là ont su s’élever au niveau des progrès du siècle, et j’en ai vu plus d’une — je suis aussi de ma province, moi — j’en ai vu plus d’une repousser avec l’aplomb d’un père de famille, la maîtresse gémissante et chargée d’enfants qui venait réclamer ses droits, au seuil de la bénédiction nuptiale — comme à l’Ambigu. — Oui, une petite rousse entre autres, à peine la beauté du diable, mais bien dotée, Mlle Miramine, la veille de son mariage : — Ce que mon prétendu a fait jusqu’ici, ne me regarde pas. Mes droits ne commencent qu’à partir de demain. C’est aujourd’hui une maîtresse femme et elle mène haut la main son mari, ce qui est un tort. Toutes les demoiselles à marier d’aujourd’hui en sont là, et la force de l’opinion est telle que plus d’une de ces petites personnes le dit carrément tout haut. Aucune n’a plus la prétention ridicule et sentimentale d’imposer un mensonge, de fidélité. Mais la femme ne peut pas être parfaite. Aussi n’en sont-elles pas encore venues à supporter sans gémissements ou sans fâcheries l’infidélité du mari. Toujours les préjugés spiritualistes. Et Et voilà pourquoi je reste garçon.

Il partit de là pour une charge à fond de train contre Dieu, le sentiment, la chasteté et la religion : tout cela pêle-mêle, Albert le laissa dire en savourant son punch à petites gorgées ; tous ceux qui connaissaient Radou, le sachant professeur en titre de matérialisme au café de la Jeune-France, s’attendaient à la tirade obligée. Le coryphée de la Closerie était au matérialiste sérieux ce que le braillard est au démocrate, ce que tout cerveau confus et toute vanité en éveil sont à chaque théorie qu’ils embrassent. Parfois les étudiants s’amusaient à le mettre en colère contre Dieu, que malgré sa négation, il poursuivait très certainement d’une haine toute personnelle. Ce jour-là particulièrement, en haine du sentiment et des entités métaphysiques, il célébra la débauche. L’amour, c’est l’attrait des sens. Quoi de plus ? — Rêverie, folie, spiritualisme, christianisme. La fidélité, le devoir, des mots ! À quoi tout cela tient-il ? À la Genèse, à la création, à l’Éden.

Le vrai dieu du monde, c’est le plaisir, c’est l’instinct, dont la fille publique est la prêtresse, etc. etc.

Le Russe était tout oreilles.

— Je vois, dit-il à Radou, quand celui-ci reprit haleine, je vois que nous nous entendons, et je suis heureux de trouver enfin des Occidentaux sans préjugés. Vous êtes dans le vrai ; vous supprimez purement et simplement la morale, cette invention des théocraties, qui a coûté tant de larmes et de douleurs à l’humanité. Vous proclamez le liberté de l’amour.

— Parbleu s’écria Radou, vive l’amour libre, ce consolateur des chaines du ménage, ce vengeur de l’ascétisme et des pruderies bourgeoises ! Admirez, jeune homme, poursuivit-il en s’adressant à Albert, voilà un Cosaque qui vient vous enseigner à être logique.

— Mais, objecta Stephan, Basilowitch, un peu surpris, qu’appelez-vous consolateur ? C’est rédempteur qu’il faut dire. L’amour libre ne laisse point subsister les chaînes du mariage, et rend à la femme, aussi bien qu’à l’homme, toute sa liberté.

— Vous plaisantez ? dit Radou.

— Je suis fort sérieux, répondit le Russe.

— Allons donc ! La liberté de l’amour donnée à la femme, mais alors ce serait la promiscuité complète !

— Pourquoi pas ? Et quelle différence y voyez vous ?

— Il y a, reprit Radou, vivement agité, une différence de nature qui ne permet pas… La femme est inférieure à l’homme, ceci est un fait ; elle n’a donc pas comme lui le droit de se livrer à ses passions. De plus, elle a des instincts de pudeur qui veulent être satisfaits… et…

— Toutes ces affirmations sont a priori, dit le Russe avec sang-froid. Ce que vous appelez l’infériorité de la femme, c’est-à-dire l’infériorité de sa production scientifique et littéraire, est abondamment justifiée par la différence d’éducation et par l’influence du préjugé ; rien ne prouve d’ailleurs son infériorité absolue, et, cette infériorité existerait-elle, ce ne serait pas une raison pour qu’elle fût privée du droit de se livrer à ses passions. Les instincts de pudeur que vous affirmez peuvent et doivent tenir également à l’éducation, comme le prouve l’absence totale de pudeur chez certaines catégories de femmes…

— Ah ! Et le sentiment, si dominant chez elles ! s’écria Radou d’une voix rauque.

— Le sentiment ? dit le Russe en souriant et en regardant Radou d’un air qui lui fit baisser les yeux ; je ne m’attendais pas à trouver cet argument dans votre bouche, tout occidentale qu’elle soit. Allez-vous me parler aussi du devoir et de la fidélité, que