Page:Leo - Marianne.djvu/92

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

vous venez tout à l’heure de déclarer être des mots ?

— Alors vous supprimez le mariage ? demanda Radou hébété.

— Certainement. Il n’y a plus que des couples unis par leur volonté : les uns pour une heure ; les autres, s’il leur plaît, pour des années ; chacun suivant son humeur. Des couples ou… des groupes.

— Ah ! fit Radou.

— N’avez-vous pas dit tout à l’heure que, dans l’essor échevelé de sa liberté et de sa jeunesse, l’homme pouvait avoir plusieurs maîtresses à la fois ? Pourquoi la femme n’aurait-elle pas plusieurs amants ?

— La polyandrie ! exclama Radou suffoqué.

— Pourquoi pas ? Il ne peut y avoir, comme vous le prétendez, deux races distinctes dans une espèce aux mariages mêlés. Au moins, faudrait-il des sélections rigoureuses. Mais il n’y en a pas. Refaites les castes de l’Inde alors, et encore, là même, interviennent les classes intermédiaires, qui brouillent en dessous tout l’ordre établi.

— Il faut pourtant avoir des fils.

— Vous qui professez le célibat ! On en aura cependant.

— En commun !…

— Si l’on veut.

— Et la famille ?

— Et la propriété ? dit le Russe ironiquement, et religion ?

— Sacrebleu ! monsieur, oui, l’héritage…

— C’est la société qui élève les enfants, répondit froidement l’Oriental.

— Ce n’est plus de la bohème, ça ; c’est de la bestialité.

— Pardon, c’est de la bohème égalitaire. De quel droit prétendez-vous qu’il y ait une classe de femmes destinées à vos plaisirs et une autre au soin vos intérêts et de votre progéniture ? Si vous revenez, dites-vous, à la nature, la femme y doit revenir comme vous. En réalité, c’est toujours ici la même chose que je vois partout. Au lieu de consulter la logique, vous consultez vos intérêts et vos passions. La théorie sérieuse vous est étrangère. Vous vous croyez, monsieur, très radical ; vous aviez tout à l’heure la bonne intention de m’instruire, et un moment vous m’avez donné l’illusion de trouver un occidental logique. Mais cela ne se peut pas. Il n’y a en Occident que des variétés de conservateurs. Vous n’avez encore pu vous détacher de l’idée de privilège. Il vous en faut au moins un. J’ai trouvé des personnes qui mettaient de côté le privilège du rang, celui de la richesse, celui de l’éducation ; je n’en ai pas encore trouvé qui mette de coté le privilège du sexe. Il paraît pourtant qu’il y en a, mais j’ai bien peur qu’alors ils ne se rattrapent sur d’autres. Cependant d’où pouvez-vous faire dater un privilége, si ce n’est d’une genèse et d’un dieu quelconque ? Où sont vos lettres patentes ? Votre opinion procède en droite ligne du mystère de l’Éden, des lois de Moïse et des pères du christianisme.

— Monsieur… dit Radou exaspéré. Ne me parlez pas de ces bêtises-là. Vous savez combien je les méprise. Nous parlons entre hommes, et non pas… Supposez-vous marié : Vous plairait-il que votre femme.

— Certainement, répondit le Russe avec le même sang-froid. Tchernichewsky, l’un des maîtres du nihilisme, bien qu’il ait été dépassé par ses disciples, a montré dans son roman des maris qui insistent près de leurs femmes pour qu’elles cèdent au penchant qui les entraine vers un autre, et ces maris-là ne sont pas des idéalités, mais des types, des portraits, dont l’auteur n’a fait que changer le nom.

— C’est impossible fit Radou en sautant sur sa chaise, tandis qu’Albert écoutait d’un air ébahi.

— Je puis vous l’affirmer, reprit Stephan en souriant. Bien que je n’aie que vingt-cinq ans, je suis marié depuis trois ans, et ma femme actuellement étudie à l’université d’Heidelberg, en compagnie d’un de mes amis.

Il alluma son cigare en disant « J’ai un rendez-vous »

Il partit après leur avoir touché la main.

Quand il fut un peu éloigné, Radou regarda Albert :

— En voilà un Cosaque ! dit-il.

Et là se bornèrent ses réflexions ; car, un moment après, avec de nouveaux venus, il reprit sa thèse ordinaire.

Albert quitta le café tout étourdi. Lui-même était fort mécontent du sauvage et de ses théories.

— Si c’est là que nous allons, se disait-il avec humeur, je ne regrette pas d’être né un peu plus tôt.

Mais une image le rassurait à cet égard, celle de Marianne, posée devant son esprit avec son regard paré d’un doux sourire.

— Non, ce n’est pas là que nous allons, lui disait-elle.

Mais où ? Il ne le savait pas et ne le chercha guère.

— Après tout, se dit-il quand il eut tourné deux heures du Panthéon au pont Neuf et eut échangé vingt bouts de conversation avec ses camarades, après tout, on ne peut demander à un homme autre chose que de suivre les mœurs de son temps.

Il dîna au café, en compagnie de Labobière et de quelques autres, but outre mesure, et se laissa entrainer au bal Bullier. Là, dans ce milieu où le point d’honneur et l’émulation consistent à lutter d’indécence et d’a-