Page:Leo - Marianne.djvu/98

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tés, qu’un père n’oserait pas les reprocher à son fils, pourvu que le mémoire n’en soit pas trop fort. Cela est passé dans l’usage, dans les mœurs ; aucun jeune homme bien élevé n’y voudrait manquer. Ce n’était pas assez de tolérer ce mal ; on est allé jusqu’à soutenir qu’il était nécessaire, et la science n’a pas dédaigné d’inscrire dans ses ordonnances… Mais, chère enfant, je vous dis là des choses bien étranges à vos oreilles, et que je ne me serais pas permis d’exprimer, si je n’avais vu, par l’exemple de tout à l’heure, que vous n’affectez point, comme ces autres demoiselles, une ignorance trop anglaise et qui à vingt ans n’existe point. Votre ignorance ne touche qu’aux habitudes d’un monde que vous n’avez pu connaître encore, et vos illusions à ce sujet sont si grandes, que je crois vous rendre service en les dissipant. La petite scène de ce soir vous fera passer pour très-hardie, quand vous êtes seulement plus sévère et plus chaste que les autres. Voilà ce qui m’indigne et ce que je voudrais empêcher. Il est peu de ces demoiselles, — je n’en excepte pas même votre cousine, et vous pouvez l’interroger à cet égard, — qui ne pardonne d’avance à son prétendu tous les torts de ce genre qu’il lui aura plu d’avoir. Ne vous donnez pas le ridicule de croire au merle blanc, il n’existe pas ; dansez avec M. Turquois ou refusez tout le monde. Et rappelez-vous bien ce que je vous dis : Il n’est pas un homme, vieux ou jeune, étranger ou parent, ami ou indifférent, de la main duquel vous ne deviez retirer votre main, s’il vous répugne de la mettre dans celle de ce pauvre Alfred.

Mme Touriot avait cessé de parler et contemplait furtivement sa jeune compagne à la lueur des lumières éparses dans le feuillage. Marianne, les yeux fixes, la tête un peu penchée sur la poitrine, ne répondait pas. Des rougeurs fugitives avalent, pendant le discours de Mme Touriot, passé sur son visage, et maintenant elle semblait pâle, si ce n’était l’effet de la lumière verdâtre qui l’entourait.

Elle ne répondait pas, mais suivait docilement sa compagne, qui, voulant prolonger la conversation, l’entraînait toujours. Derrière elles venaient Emmeline et le major, qui s’essoufflait à faire de l’idylle pour soutenir l’entretien, tandis qu’Emmeline répliquait par des naïvetés de pensionnaire. Sous l’écharpe légère qui recouvrait les épaules de Marianne, un long frémissement la parcourut.

— Auriez-vous froid ? demanda maternellement Mme Touriot.

— Non, je n’ai pas froid ; mais ce que vous me dites, madame, est horrible !

— Ah ! pardonnez-moi. J’ai eu tort peut-être ; je vous ai fait du mal ! Vous m’en voulez d’avoir déchiré le voile…

— Non, madame ; vous avez agi dans une bonne intention, je ne puis vous en vouloir, et même… oui, quelque pénible qu’elle soit, je préfère toujours connaître la vérité. Mais…

— Vous doutez encore ? Eh bien ! soit, mon enfant, les illusions sont douces à votre âge. Soyez plus prudente seulement.

— Oui, madame ; je vous remercie.

Elle retomba dans le silence, et Mme Touriot la vit trop impressionnée pour pouvoir prêter l’oreille à d’autres propos. L’aimable Parisienne remit donc à plus tard une ingénieuse explication du caractère d’Horace, qu’elle avait imaginée, et l’on rentra bientôt dans la salle de bal. Marianne fut sérieuse et distraite tout le reste de la soirée. Dans la salle, on se racontait l’affaire Turquois, et plusieurs se demandaient, en voyant l’air triste de la jeune fille :

— Est-ce qu’elle avait du goût pour lui ?

— Se croit-elle victime d’une trahison ?

— Le cousin ne lui tient donc pas tant au cœur que nous le supposions ?

— Il y a de l’espoir.

Dans la voiture enfin, pendant le trajet du retour, Marianne reçut les reproches de son oncle et de sa tante, et arriva en larmes à la maison.

Seule ainsi — avec Pierre — contre tout le monde, dans quelle impatience elle attendait la lettre de son fiancé ! Jamais elle n’avait tant éprouvé le besoin de l’avoir avec elle, d’être avec lui. Chose étrange, pur secret des pensées virginales, le but de toutes les paroles de Mme Touriot n’avait pas été atteint, pas même effleuré. Ce qu’on avait dit de tous les hommes ne s’appliquait point à Albert. N’était-il pas pour Marianne l’être seul, à part de tous ?

Mais, après la lecture de la lettre, l’effet fut tout autre. Albert lui-même était venu témoigner de son propre sentiment et attirer en ce qui le touchait l’examen. Aussi fut-il désormais le pivot de toutes les pensées de Marianne à ce sujet.

D’abord l’habitude et la foi prirent le dessus ; elle se dit : J’ai tort sans doute, et se repentit de ses audaces. Mais sa nature était trop élevée, trop sincère, pour qu’elle pût consentir sérieusement à abjurer ce qui tenait aux fibres les plus délicates de son cœur. D’un autre côté, s’il ne se fût agi que de théories, elle eût peut-être glissé, comme tant d’autres, sur un sujet où ses ignorances et sa pudeur également lui inspiraient tant de réserves ; mais un fait était là, palpable, saignant, inhumain : la femme trahie, l’enfant abandonné. Marianne aimait, elle aussi ; elle aussi voulait être mère ; l’amour était la base de