Page:Leo - Marianne.djvu/99

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sa vie, et par cela même sa religion, car elle se respectait trop pour fonder sa vie sur un mensonge et pour donner son âme au hasard. Il fallait que l’amour et la famille, qu’il crée, fussent une vérité ; mais les vérités existent par elles-mêmes et non par l’usage qu’on en fait. Était-ce dans une parole étrangère, prononcée sur eux, que pouvaient consister l’union de deux êtres et la naissance d’un troisième : vérité au delà de l’autel, erreur en deçà ? Non, ce ne pouvait être ainsi. Ces choses-là ne sont pas dans les mots, mais dans le cœur, dans les entrailles, dans la vie. Et le sceau vivant de l’union de l’homme et de la femme, c’est d’abord la foi, la volonté communes ; puis cet être nouveau qui les réunit, et de sa main débile et de ses regards candides, les enlaçant de liens indénouables, leur dit : Je suis ! donc mon père et ma mère vous êtes époux, car vous ne pouvez ni l’un ni l’autre m’abandonner.

— Oh ! oui, cela est ainsi, se disait-elle frémissante, et le sein déjà palpitant de maternité, oh ! oui, l’abandon de l’enfant est un sacrilége, et c’est un sacrilége aussi que de prendre un autre être sans se donner à lui. Comment font les hommes pour consacrer l’amour et le mépriser tout à la fois ? pour tantôt honorer la famille et tantôt la fouler aux pieds ?

Non, elle ne pouvait douter : elle voyait, elle touchait, elle était sûre. S’il était possible encore aux êtres sans foi de nier la confiance, d’avilir, d’insulter la femme, on ne pouvait pas nier l’enfant ; il était là, tout éclatant d’innocence et de confiance, fort de sa faiblesse, armé d’un droit absolu. Oh ! comment pouvait-on le méconnaître ?

Comment pourquoi ?… Marianne chercha et frémit. Oh ! c’était épouvantable, mais c’était vrai : cet oubli des droits de la nature ne tenait qu’à une question d’argent. Les Turquois ne doivent épouser que des filles dotées. Peuple ou non, cela est peu de chose ; affaire d’argent, toujours. Et c’est pour cette raison qu’ils font de l’amour un jeu infâme ! c’est pour cela qu’ils jettent à la voirie leurs enfants !

Albert ! Albert… Il n’y a pas songé, bien surement. Oh ! comment n’a-t-il pas senti cela ?

Un malaise, un trouble profonds remplissaient l’âme de la jeune fille. Elle se sentait comme sous le poids d’un malheur. Lequel ? Elle ne savait, mais instinctivement elle pleura beaucoup. Tout ce qu’il y avait en elle de religieux et de chaste était en émoi. Elle souffrait au plus intime de son être, dans un monde de susceptibilités vagues, indéterminées, mais sensibles à l’excès. C’était plus qu’un croyant frappé dans son culte ; c’était une femme atteinte au plus profond d’elle-même, dans sa dignité, dans ses intérêts et dans sa pudeur, comme dans sa foi.

Les instructions de Mme Touriot lui revinrent en même temps à la mémoire, et ce fut alors que leur généralité prit pour elle un caractère importun et menaçant : une pensée lui traversa l’esprit, qui jeta un voile de pourpre sur son visage, un doute à peine formulé fut rejeté par elle avec indignation. Ce ne fut d’ailleurs qu’un éclair. Elle se leva, courroucée contre elle-même, passa la main sur son front, comme pour se défendre de penser davantage, se mit au piano, le quitta bientôt pour aller à la fenêtre, et enfin descendit près de sa tante et de sa cousine, bien qu’elle préférât ordinairement la solitude à leur compagnie.

Elle trouva le chanoine, oncle de Mme Brou, dans la salle à manger. C’était le jour où il venait dîner en famille. Il regarda Marianne d’un air goguenard, et continua de commérer, comme il faisait d’ordinaire. Ce prêtre était de la vieille époque, tout rond dans ses manières, sans gêne, grivois à l’occasion, bavard et à l’affût de tous les cancans, homme du fait et de la formule, répétant par cœur tout ce qu’on lui avait appris et n’ayant jamais réfléchi, partant catholique sincère. Il avait pourtant ses petites malices, et n’entama le plus sérieux et le plus nouveau de ses commérages qu’après l’arrivée de M. Brou.

— Vous ne savez pas, dit-il alors, que les Turquois disent beaucoup de mal de vous ?

— Comment, s’écria Mme Brou. Est-il possible ? des amis !…

— Eh ! Eh ! Il paraît que Mlle Marianne a fait un mauvais compliment au jeune homme. Eh ! eh ! ça ne lui a pas fait plaisir, et ça se comprend, une belle demoiselle !…

— Voilà le fruit de vos étranges sorties, Marianne, dit Mme Brou en lançant à sa nièce un regard couroucé ; mais enfin, poursuit-elle en se retournant vers le chanoine, ce n’est pas notre faute à nous.

— Ah bien dit le vieillard, ils ne l’entendent pas comme ça ; au contraire, c’est vous qui avez tout fait. Mlle Marianne, à ce qu’ils prétendent, voyait de bon œil le jeune Alfred, et alors, de peur que la dot n’échappât à votre fils, vous auriez noirci le jeune homme et instruit votre pupille du tendre péché qu’il a commis avec la petite couturière ; et là-dessus, ils crient que c’est indigne, que c’est une véritable captation, et que votre avarice ne recule devant aucune infamie, jusqu’à ne pas craindre de salir l’imagination de votre pupille par ces histoires et de la pousser à des scènes scandaleuses. Moi…

— Monsieur ! s’écria M. Brou.