Page:Leon Silbermann - Souvenirs de campagne, 1910.djvu/22

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au crépuscule d'été), j'ai subi des transformations. Je suis devenu presque insensible, hélas ! aux cris de douleur des blessés et des malades. C'est la conséquence de ce que mes yeux ont trop souvent vu, mes oreilles trop souvent entendu. Plusieurs fois j'ai senti mes forces physiques m'abandonner sans jamais me laisser aller au découragement.

J'ai vu au cours de mes différentes campagnes mourir plusieurs milliers d'hommes. Oui, au début, il me semblait être entouré d'une universelle tristesse qui m'enserrait le cœur. J'ai eu à lutter contre ma sensibilité, contre mes nerfs. C'est ainsi que j'ai constaté qu'on n'est jamais soi-même. Je me suis enfin habitué à voir et à entendre toutes les douleurs, même celles de mes frères d'armes qui ayant vécu de la même vie que moi disaient adieu à l'existence. Je ne puis dire que je suis resté froid. J'ai souffert... mais le lendemain j'ai pensé à autre chose, et c'est ainsi que je suis arrivé à terminer la laborieuse carrière que j'avais choisie librement.

Chers lecteurs, laissez-moi vous conduire tout d'abord dans le Sud-Oranais, où se trouvent les deux régiments de la Légion étrangère. Ces régiments ne sont pas complètement inconnus en France. On sait que la Légion étrangère réside en Algérie, qu'elle envoie ses soldats dans les colonies pour y combattre, et que ses deux régiments sont recrutés parmi les hommes les plus déclassés du monde entier. Voilà l'opinion en France sur ces légionnaires qui ont rendu et qui rendent toujours des services inappréciables. Eh bien, si vous voulez me suivre, je vous introduirai au milieu de leurs régiments, à la caserne, dans les chambrées. Vous y vivrez de leur vie comme j'y ai vécu moi-même. Vous les verrez dans leur intimité. C'est l'unique moyen de porter sur les légionnaires un jugement qui ait pour base la vérité. J'espère que vous aurez ainsi une opinion plus favorable de ces hommes qui, à peu d'exceptions près, sont pleins