Page:Leon Silbermann - Souvenirs de campagne, 1910.djvu/319

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pas de les aguicher. Un employé européen qui prenait là ses repas semblait être au mieux avec elle. Je me laissai aller à une plaisanterie innocente qui me valut un coup d'œil terrible dudit employé, jaloux sans doute, mais bien à tort, car je devais repartir pour mon poste aussitôt après le déjeuner. En sortant du restaurant, je rencontrai l'interprète sur le seuil de sa porte. Il conversait avec un de ses compatriotes dans sa langue maternelle, et je distinguai très nettement ces paroles : — Ces cochons d'Occident ne sont bons que pour salir nos femmes et nous... —Je préfère ne pas rapporter le reste.

J'estime donc qu'on aurait grandement tort de croire à l'amitié du peuple annamite. J'ai souvent entendu les fonctionnaires de Cochinchine faire pompeusement des déclarations de ce genre : —Nous avons définitivement conquis l'âme annamite — ou encore : — L'assimilation marche à pas de géant. — Je ne suis pas du tout de cet avis et je ne vois dans tout cela qu'une phraséologie creuse qui égare l'opinion et peut lui préparer les plus fâcheuses surprises. D'ailleurs les autres nations européennes qui ont des possessions outre-mer ne sont pas plus avancées que nous à ce point de vue.

Je dois pourtant signaler ici un travers qui atteint plus particulièrement l'administration française : c'est l'utopie de l'assimilation, autrement dit le système absolument faux, absolument déplorable dans ses résultats, qui consiste à vouloir appliquer intégralement aux exotiques les institutions de la métropole. Je ne veux pas faire parade ici de connaissances administratives ou ethnographiques, mais partout où je suis passé je me suis toujours appliqué à entrer en relations avec les indigènes, à étudier leur langue et à chercher à me rendre compte de leurs besoins et de leur état d'esprit. Or, une des choses qui les froisse le plus profondément c'est qu'on prétende, au nom de la civilisation, leur enlever des coutumes souvent respectables qu'ils tiennent de leurs ancêtres pour leur en