Page:Leon Silbermann - Souvenirs de campagne, 1910.djvu/33

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guider et dominer par ses chefs de religion. En cas de danger au combat, il se bat courageusement et ne recule que par ordre de son chef. — Je hasarde une autre question : — Crois-tu, dis-je (le tutoiement est d'usage en parlant aux Arabes), que les Arabes d'Algérie et principalement leurs chefs aiment véritablement la France ? Combattraient-ils un autre peuple pour la cause des Français ? — Il eut un sourire énigmatique. — J'aurais longuement à m'étendre sur ce sujet, répliqua-t-il, mais en ce qui me concerne, je ne le crois pas. Il y a naturellement des exceptions, mais la grande majorité des Arabes se désintéresse complètement du sort de la France qui n'a ni notre religion, ni nos mœurs, ni nos coutumes. Les Arabes considèrent la France comme une nation conquérante et, la sachant plus forte qu'eux, ils sont obligés de tolérer sa souveraineté. Le Français, comme tous les Européens, s'abreuve aux sources de la pensée moderne ; il veut tout changer et s'imagine transformer l'univers à l'avantage de l'humanité. Oui, un grand changement s'est accompli en Europe pendant le dernier demi-siècle, mais au préjudice de tout le monde. Auparavant, dans un même pays, tout le monde vivait en parfaite harmonie ; la vie était supportable, la classe pauvre pouvait encore de temps à autre manger un plat à son goût ; à présent, depuis cette transformation, ce plaisir lui est interdit. J'ai voyagé dans plusieurs pays soi-disant civilisés, continua-t-il ; je me suis appliqué à étudier ces différents peuples dont on m'a tant vanté les progrès ; eh bien, je préfère de beaucoup le peuple arabe.

Ces phrases étaient dites sur un ton qui défiait la critique. Je regardais cet homme qui, drapé dans son burnous et coiffé de son turban, avait l'air de nous donner des leçons. Je ne savais si je devais l'admirer ou le plaindre. Toujours est-il qu'il me remua profondément et qu'il me mit dans l'esprit une perplexité que je n'avais pas connue jusqu'alors.

Tout en nous promettant de revoir notre Arabe, nous sortîmes