Page:Leon Silbermann - Souvenirs de campagne, 1910.djvu/82

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Nous touchions presque le but. Soudain, une lame, après nous avoir inondés, fait chavirer l'embarcation. Le lieutenant, moi et les deux rameurs cherchions à atteindre à la nage un des pilots de fer sur lesquels repose l'appontement. Les rameurs, plus expérimentés, parvinrent jusqu'au pilot où se trouve une échelle conduisant sur la plate-forme. Le lieutenant et moi, nous nous cramponnions chacun à un autre pilot, les jambes dans l'eau, et nous démenant pour nous hisser jusqu'à la plate-forme sans y réussir. Nos mains glissaient et nous retombions. Les rameurs jetèrent d'abord une corde au lieutenant pour le remonter. Ensuite, ce devait être mon tour. Pendant ce temps, je faisais des efforts désespérés pour me maintenir ; je cherchais surtout à sortir mes jambes de l'eau, car les rameurs qui tiraient le lieutenant par la corde criaient et gesticulaient. Ils avaient vu un requin plonger à une très faible distance de mon pilot ; de mon côté, je perdais mes forces, sinon ma présence d'esprit. Enfin, on me jeta à mon tour la corde libératrice. Je me l'attachai autour du corps avec une main, et restai de l'autre cramponné au pilot ; si je l'avais lâché, je tombais à la mer, où le requin m'aurait souhaité une bienvenue de sa façon. Le lieutenant et les deux rameurs finirent par tirer la corde et me mettre hors de danger. Le lieutenant donna aux rameurs un pourboire bien mérité.

Quelques jours après, j'assistai à un autre genre d'horreur. C'était au bord d'une lagune remplie de caïmans. Un quartier-maître chargé des signaux à terre lavait son linge sur la rive, les jambes dans l'eau. Survint un caïman, et voilà le malheureux sans jambes. Le pauvre marin ne poussa qu'un cri. On accourut et on le retira de l'eau. Ce fut un spectacle horrible. Des lambeaux de chair pendaient, presque complètement détachés des cuisses ; pieds et jambes avaient disparu. On mit l'infortuné sur un brancard pour le porter à l'hôpital, mais il mourut en route.