Il est peu de poètes assez sages pour consentir à n’être poètes que
pour eux, et pourtant c’est le seul moyen de conserver sa poésie
fraîche et gracieuse. Je hais l’écriture, écrivait-il à Baille.
Mon rêve, une fois sur le papier, n’est plus à mes yeux qu’une
rapsodie. Ah ! qu’il est préférable de se coucher sur la mousse, et là,
de dérouler tout un poème par la pensée, de caresser les diverses
situations, sans les peindre par tel ou tel mot ! Que le récit aux
contours vagues, que l’esprit se fait à lui-même, l’emporte sur le
récit froid et arrêté que raconte la plume aux lecteurs… !
La rêverie l’envahissait. La lassitude de l’action à entreprendre
l’accablait, par une anticipation de la pensée. Il éprouvait aussi
quelques désirs d’épicuréisme. Il formulait un rêve de puissance et de
satisfaction. Si la divinité lui communiquait, pour un instant, son
pouvoir, comme le pauvre monde serait joyeux ! Il rappellerait sur la terre
l’ancienne gaieté gauloise. Il agrandirait les litres et les bouteilles.
Il ferait des cigares très longs et des pipes très profondes. Le tabac et
le vermouth se donneraient pour rien. La jeunesse serait reine, et, pour
que tout le monde fût roi, il abolirait la vieillesse et dirait aux
malheureux mortels : « Dansez, mes amis, la vie est courte et l’on ne danse
plus dans le cercueil !… » Il devait, à la fin de sa carrière, retrouver
et décrire, dans ses Évangiles, mais en les purifiant, en les idéalisant,
ces chimériques visions de bonheur terrestre.
Ces fantasmagories paradisiaques se transformaient, dans la réalité de
ses vingt ans, en des joies plus simples, d’une réalisation vulgaire et
économique :
Mes grands plaisirs, écrivait-il à Cézanne, sont la pipe et le rêve,
les pieds dans le foyer et les yeux fixés sur la flamme. Je passe
ainsi des journées presque sans ennui, n’écrivant jamais, lisant
parfois quelques pages de Montaigne. À parler franc, je veux changer
de vie et me secouer un peu
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