Page:Leroux - L'Epouse du Soleil.djvu/32

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

effet, tenus un moment auprès de votre tente. Quand il a su que vous étiez là (c’est moi qui le lui ai dit) il m’a recommandé de veiller sur vous… et il est reparti aussitôt.

— En quoi ai-je besoin que quelqu’un veille sur moi ? demanda Marie-Thérèse. Est-ce que je cours quelque danger ?

— Aucun. Mais vous courez le danger auquel chacun est exposé ici ! Ces défilés sont dangereux. Une mule peut faire un faux pas. Ça s’est vu. Une selle mal attachée peut tourner… et c’est la mort ! Voilà ce que voulait dire Huascar et voilà pourquoi j’ai choisi moi-même votre mule, ce matin, et pourquoi j’ai sanglé moi-même votre selle.

— Merci, Monsieur, dit-elle d’un ton assez sec, car elle était très agacée.

François-Gaspard la rejoignit alors. Il avait retrouvé son sang-froid, car la route était maintenant plus large. Il parla avec désinvolture de ce chemin de sauvage et se défendit d’avoir eu peur.

— Tout de même, ajouta-t-il, je me demande comment Pizarre a pu passer par ici avec sa petite armée !

Marie-Thérèse jeta à l’académicien un coup d’œil qui l’eût certainement fait basculer dans l’abîme si l’autre l’avait surpris. Mais François-Gaspard commettait les gaffes avec sérénité et remettait la conversation sur le terrain qui l’intéressait, tant brûlant fût-il.

— Oui, c’est bien incroyable, répliqua le commis. Moi, voyez-vous, cela m’a amusé d’étudier la question. Parfois, le chemin était si raide que, dans plusieurs endroits, les cavaliers furent obligés de mettre pied à terre et de conduire leurs chevaux par la bride en grimpant comme ils pouvaient. Un faux pas pouvait les précipiter à des milliers de pieds. Les défilés de la Sierra praticables à l’Indien demi-nu, étaient formidables pour l’homme d’armes chargé de sa panoplie. Tous ces passages évidemment présentaient des points de défense et les Espagnols, lorsqu’ils entraient dans ces défilés entourés de roches, devaient chercher d’un regard inquiet, l’ennemi.

— Mais que faisait donc l’ennemi, pendant ce temps-là ? interrogea Raymond qui s’approchait à son tour.

— L’ennemi ne faisait rien, señor… l’ennemi derrière la montagne attendait la visite des Espagnols… Il y avait eu échange de messages d’où il résultait que l’on devait se rencontrer en amis…

— Pardon, Monsieur le commis de la banque franco-belge, fit la voix du marquis… voulez-vous me permettre une petite observation ? une question ?… Croyez-vous que si votre roi Atahualpa avait pu imaginer une seconde que ses cinquante mille hommes ne pourraient le défendre contre cent cinquante Espagnols, il aurait attendu sous sa tente Pizarre et ses compagnons ? Il n’a point marché contre eux parce qu’il méprisait leur faiblesse… tout simplement ! Et il a eu tort, Monsieur Runtu !

L’Indien s’inclina humblement sur sa selle.

— Oui, Monsieur le Marquis, il a eu tort.

Et se relevant cependant que son doigt montrait un point extrême des roches tout là-haut, dans le lointain azur.

— Il aurait dû apparaître dans ces défilés comme ce cavalier au-dessus de nos têtes, et il ne serait rien resté de la folle entreprise ; et le Soleil notre Dieu régnerait encore sur l’Empire des Incas !

Ce disant, le commis de la banque franco-belge semblait avoir grandi sur sa selle. Son geste romantique embrassait le colossal massif des Andes qui semblait être là pour servir de piédestal à l’Indien de là-haut qui, sur son cheval, ne bougeait pas plus qu’une statue de bronze. Il regardait passer la caravane au-dessous de lui.

— Huascar ! s’écria Marie-Thérèse…

Et tous, en effet, reconnurent Huascar. Et jusqu’au moment où ils sortirent de la première chaîne des Andes, tantôt devant, tantôt derrière, toujours immobile pendant qu’ils passaient, toujours au-dessus d’eux, comme une protection ou comme une menace, ils devaient l’apercevoir. Sa haute silhouette équestre ne cessait de les dominer et de les hanter.

Les voyageurs passèrent encore une nuit sous la tente et le lendemain ils arrivèrent en vue de la vallée de Cajamarca, qu’ils découvrirent émaillée de toutes les beautés de la nature. Elle se déroulait comme un tapis de verdure riche et varié, offrant un contraste frappant avec la sombre forme des Andes qui l’entourait. Telle apparut cette vallée heureuse aux yeux éblouis des soldats de Pizarre ! Elle était au temps du conquistador habitée par une population supérieure à toutes celles que les Espagnols avaient rencontrées de l’autre côté des montagnes, comme le témoignaient le goût de leurs vêtements, la propreté et le confort que présentaient visiblement les personnes et les habitations[1].

  1. Xerez. Conq. del Peru, tom. III, p. 195.