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que cette fuite avait d’un peu ridicule. « Nous sommes plus enfants que la tante Agnès et que la vieille Irène », déclara en riant le marquis. De fait, tout le monde fut de son avis.

De retour dans la vie ordinaire civilisée ils ne comprenaient plus comment ils s’étaient laissés tous aller à cette inquiétude galopante et cela, à la suite d’un événement tout naturel : la méchante humeur d’un peuple troublé par l’étranger dans ses habitudes ou dans son culte et qui devait, du reste, avoir déjà oublié l’incident. Le mieux serait qu’ils l’oubliassent eux-mêmes, au plus vite. Le voyage se termina le mieux du monde, en gaieté à cause de François-Gaspard qui se fit « rincer » pour embarquer avec le même entrain qu’il avait montré au débarquement.

À Lima, toute sécurité leur était revenue. Et il ne fallut pas quarante-huit heures pour effacer, comme ils disaient, le souvenir de leurs enfantillages. Au surplus, Marie-Thérèse avait trouvé en rentrant beaucoup de besogne en retard. Le « guano » attendait de promptes décisions, et la jeune fille dut « se plonger jusqu’au cou » dans les affaires et dans les chiffres. Certes elle n’avait plus le temps de penser au fameux bracelet-soleil-d’or ! À Callao, elle ne quittait point les gros registres verts jusqu’à l’heure où Raymond venait frapper à sa fenêtre pour lui annoncer que l’heure du retour à Lima avait sonné.

Certain soir (huit jours environ après les événements de Cajamarca), les coups habituels furent frappés à une heure moins tardive qu’à l’ordinaire. Elle se leva pour accueillir son fiancé. Elle ouvrit la fenêtre. Mais cette fenêtre ne fut pas plutôt ouverte que Marie-Thérèse recula en poussant une sourde exclamation. Ce n’était pas Raymond qui était là, devant elle !… C’était, c’était… maintenant elle ne distinguait plus rien devant l’obscurité commençante. Elle se frotta les yeux comme si elle voulait chasser une hallucination… Et puis, elle eut le courage, oui, le vrai courage de se pencher à nouveau sur la rue… Il lui semblait que quelque chose de bizarre et de mal équilibré remuait, et balançait dans l’ombre… quelque chose qui ressemblait au crâne pain de sucre, oscillant sur sa base. Elle se retourna, tremblant de la tête aux pieds… et alors, et alors, aussi, dans les deux coins d’ombre du bureau, elle crut voir encore, se balançant aussi tout en s’avançant vers elle avec des mouvements de pendule, la casquette crâne et le crâne petite valise… Elle put croire à un moment de folie et qu’elle était encore hantée par toutes les vieilles histoires qui avaient accompagné le bracelet-soleil-d’or. Elle fit un effort prodigieux pour chasser cette folie de son cerveau et de ses yeux : Voyons ! Voyons ! Voyons !… Elle savait bien que les crânes des momies ne reviennent pas vivants sur des épaules vivantes !… Et cependant ils approchaient, ils approchaient, oscillant, basculant. Alors elle poussa un cri affreux pour chasser l’abominable vision, un appel au secours, délirant : Raymond !… mais ce cri mourut étouffé dans sa gorge. Les trois crânes vivants avaient sauté sur elle, le crâne pain de sucre avait bondi par le trou noir de la fenêtre ; et maintenant les trois crânes grouillaient sur elle, l’annihilaient, la faisaient muette et prisonnière et l’emportaient par le trou noir de la fenêtre. Là, l’auto attendait avec le boy. Et ce boy au singulier sourire tenait le volant. Et l’auto partit à toute vitesse dès qu’y furent montés les trois monstres avec leur fardeau, les trois affreuses larves qui glissaient sur la bouche râlante de l’épouse du Soleil, leurs petits poings hideux de momies vivantes !…