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en peau de chauve-souris ![1]. En lui parlant, elles lui donnaient un titre qu’elle n’avait pas encore entendu dans leurs bouches. Elles lui disaient : « Coya » qui, en inca, signifie : « Reine ».

Elles la prirent dans leurs bras puissants, comme une poupée, lui enlevèrent la robe couleur de soufre dont on l’avait revêtue dès la première étape, dans l’hacienda d’Ondegardo, et elles recommencèrent comme elles avaient fait alors, à la frotter d’huile et d’onguents odoriférants, en chantant une lente mélopée qui berçait singulièrement l’esprit. C’étaient de grandes et fortes femmes de la province de Puno, nées aux rives du lac Titicaca. Elles étaient vigoureuses et belles ; leur démarche était un peu dansante, presque toujours rythmée, mais souple et harmonieuse. Leurs bras dorés et fermes sortaient nus des voiles noirs. Elles avaient des yeux magnifiques, la seule chose qu’elles laissaient voir de leur visage.

Marie-Thérèse et le petit Christobal avaient peur d’elles, mais elles n’étaient point méchantes. Deux d’entre elles devaient mourir avec Marie-Thérèse, pour lui préparer la chambre nuptiale dans le palais du Soleil, et c’étaient celles qui se montraient les plus alertes, les plus chantantes, les plus « encourageantes ». Elles étaient pleinement heureuses et regrettaient que la jeune fille ne montrât pas la même joie. Elles faisaient cependant ce qu’il fallait pour cela, lui décrivant les plaisirs qui l’attendaient là-haut et lui vantant avec prosélytisme le bonheur qu’elle avait d’être choisie entre toutes pour devenir la Coya. Elles portaient de lourds bracelets d’or aux pieds qui sonnaient, quand se heurtaient leurs chevilles, et de larges anneaux aux oreilles.

On n’entendait plus l’enfant. Il était sage. On lui avait promis, s’il se tenait tranquille, de le reporter dans les bras de Marie-Thérèse. Celle-ci, également, se laissait aller aux mains des mammaconas avec docilité. La litanie dont elles endormaient ses oreilles endormait aussi son esprit, lourd encore du sommeil magique dont il sortait.

Une pensée était en elle qui la soutenait aussi. C’est que l’on savait où elle était, ce qu’elle était devenue, qui l’avait enlevée et pourquoi. Elle était sûre qu’une pareille horreur ne serait pas commise. On les sauverait tous deux. Le petit Christobal avait pu la rejoindre ; que ne pouvaient faire son père et Raymond ! S’ils n’étaient pas intervenus plus tôt, c’est évidemment qu’ils voulaient agir à coup sûr. Elle s’attendait d’un moment à l’autre à voir apparaître leurs sauveurs avec la police et des soldats. Et tous ces sauvages s’enfuiraient dans leur montagne, et on ne les verrait plus. Et cet affreux rêve serait oublié. En attendant, elle ne résistait pas. Elle se sentait faible comme une enfant, devant le destin. Seuls, les pleurs du petit Christobal parvenaient à l’émouvoir.



L’ÉPOUSE DU SOLEIL
REVÊT LA ROBE NUPTIALE


« Dans la demeure du Soleil, chantent les mammaconas, pour la centième fois, les arbres produisent des fruits lourds, et, lorsqu’ils sont mûrs, les branches fléchissent pour que l’Indien n’ait pas à se donner la peine de lever le bras pour les cueillir. Ne pleurez pas ! Vous vivrez éternellement, éternellement, éternellement ! La mort vient frapper aux portes du palais terrestre et le génie du mal étend ses ailes maudites sur nos forêts, mais ne pleurez pas, car, là-haut, auprès du soleil et de la lune qui est sa sœur et sa première femme légitime[2] et auprès de Charca[3] qui est son page fidèle, vous vivrez éternellement, éternellement, éternellement ! »

On mit sur les cheveux parfumés de Marie-Thérèse le borla royal dont les franges lui tombaient jusque sur les yeux et lui donnaient déjà une sorte de beauté hiératique. Elle tressaillit quand on glissa sur ses membres nus la robe en peau de chauve-souris. Il lui sembla qu’elle entrait dans quelque chose de visqueux et de glacé et qu’elle appartenait, dès ce moment, à la nuit éternelle dont la chauve-souris est la Coya.

Puis on lui prit le poignet et on y glissa

  1. La robe en « peau de chauve-souris » était vêtement royal.
    Voyez Prescott, d’après Pedro Pizarro, Tome II, page 96 : « Il (l’Inca) était entouré de ses femmes et des jeunes filles de son harem, qui, comme à l’ordinaire, le servaient à table, et remplissaient les autres charges domestiques autour de sa personne. Un corps de seigneurs indiens se tenaient dans l’antichambre ; mais ils ne se présentaient jamais devant lui sans être appelés, et lorsqu’ils entraient ils se soumettaient au cérémonial humiliant, imposé aux plus puissants de ses sujets. Sa table était servie en vaisselle d’or et d’argent. Son costume qu’il changeait souvent se composait de manteaux de laine de vigogne, si fine qu’elle avait l’apparence de la soie. Il le remplaçait dans les grandes circonstances par une robe en peau de chauve-souris aussi douce et aussi lisse que du velours. »
  2. Les Incas avaient toujours pour première femme légitime leur sœur aînée.
  3. L’étoile du Berger, Vénus.