Page:Leroux - L'Epouse du Soleil.djvu/89

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un anneau qu’elle regarda… et qu’elle reconnut. C’était le bracelet-soleil d’or ! Alors, elle comprit qu’à partir de cette heure commençait vraiment son agonie et elle se rappela avec une amertume désespérée l’heure heureuse et terrible où ce bracelet lui était apparu pour la première fois, les plaisanteries dont il avait été l’objet, sa tante Agnès effrayée, la duègne Irène se signant, son père sceptique, et Raymond amoureux ! Où étaient-ils tous maintenant ? Que ne venaient-ils les chercher ? Qu’est-ce qu’ils attendaient ? Il était temps ! Il était temps !…

Elle tendit les bras vers le salut providentiel qui ne vint pas et elle les referma sur le petit Christobal qu’on venait de lui apporter dans sa petite robe sinistre, en peau d’oiseau nocturne.

Quand elle le vit habillé comme elle, elle se lamenta sur cette innocente victime. Elle voulut parler aux gardiens du temple qui vinrent à elle en balançant, balançant leurs crânes immondes. Ah ! c’étaient bien ceux-là qui étaient sortis, devant elle et devant Raymond, des huacas funèbres, qui avaient surgi de la tombe et qui allaient l’y emporter. Ils n’étaient revenus sur la terre que pour cela ! C’étaient eux qui la guettaient derrière les vitres de son balcon ! Quoi qu’elle en ait dit, la petite Concha, ce n’était pas cette esclave qui avait ramassé sur le sable de la mer le bracelet-soleil d’or !… C’étaient eux ! C’étaient eux à qui elle appartenait déjà, à qui elle était promise, qui avaient reçu dans leurs poings hideux le bracelet-soleil d’or détaché de son bras ! et c’étaient eux qui le lui avaient rattaché, cet anneau plus redoutable que les chaînes dont on charge les condamnés à mort ! Ah ! si elle les reconnaissait ! Voici la casquette crâne !… et le crâne pain-de-sucre, et le crâne-petite-valise. S’ils pouvaient seulement arrêter leur balancement de pendule. Elle leur parlerait et ils comprendraient, peut-être. Mais ils ne s’arrêtent pas ! Ils ne s’arrêtent pas ! Alors, elle leur dit, sans les regarder, car ce balancement perpétuel l’étourdit et pourrait l’endormir, elle leur dit qu’elle est bien décidée à mourir correctement, comme doit mourir une épouse du Soleil, mais à une condition, c’est qu’ils ne feront pas de mal au petit enfant ! Et qu’on le reportera tout de suite sain et sauf, à Lima.

— Je ne veux pas quitter Marie-Thérèse ! Je ne veux pas quitter Marie-Thérèse !

Le petit a parlé ! c’est le rite !… dirent les gardiens en se regardant, et, sans plus rien ajouter, ils s’en vont en se balançant, en se balançant. Marie-Thérèse pousse un sanglot de folle. Le petit Christobal, pour calmer sa grande sœur, l’étreint à l’étouffer.

— Ils vont venir, Marie-Thérèse, ne pleure pas ! Ils vont venir !… Chut ! écoute !…

On entend, en effet, derrière les murs, une étrange musique et presque aussitôt entre la théorie des joueurs de flûtes. Ce sont de beaux hommes tristes qui s’asseoient en rond autour de Marie-Thérèse et de l’enfant, et qui jouent de la flûte dans des os de morts[1] ! Ce sont les musiciens sacrés de la quenia. Leur chant est plus triste qu’un de profundis. Rien qu’à l’entendre, une sueur glacée se répand sur les membres de Marie-Thérèse dont le regard éperdu fait le tour de cette vaste salle toute nue qui est certainement l’antichambre de son tombeau.

Des pierres cyclopéennes, monstrueuses, hexagonales, posées les unes sur les autres, sans ciment, sans autre attache que leur poids énorme, forment les murs de « la Maison du Serpent ». Les mammaconas lui ont dit : « C’est la Maison du Serpent. » Elle en a entendu parler autrefois. Il y a deux Maisons du Serpent, l’une à Cajamarca[2], l’autre à Cuzco. Elles sont appelées ainsi du serpent de pierre qui est sculpté au-dessus de la porte d’entrée. Ce serpent est là pour garder les enceintes sacrées. Il ne laisse jamais sortir les victimes destinées au Soleil. La vieille tante Agnès et la duègne Irène savent cela et elles ont appris cela à Marie-Thérèse qui avait bien ri de ce dernier détail. Marie-Thérèse est donc au Cuzco, dans un palais bien connu des voyageurs, des étrangers en visite au Pérou, des historiens, des archéologues, enfin des hommes civilisés… un palais qui se trouve en plein Cuzco… et dans lequel chacun peut entrer, d’où chacun peut sortir… que les maîtres d’auberge font visiter à leurs clients de passage ! Alors !… alors ?… quoi ?… Qu’est-ce qu’elle craint ?… Que signifie cette comédie ?… on va venir !… On va venir !… Pourquoi ne vient-on pas ?

Par où va-t-on venir ? Ah ! elle a entendu

  1. La quenia, dit le comte Charles d’Ursel, est une espèce de flûte taillée dans un tibia humain d’où sortent des notes étranges qui semblent exhaler plutôt une plainte qu’une mélodie ; les descendants des Incas aiment à chanter ainsi, au milieu de la nuit, leur grandeur d’autrefois et leur asservissement actuel.
  2. Historique.