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LA CHANSON

mauvais vouloir, avait su l’initier aux éléments du spiritisme, science, me disait-elle, qui, dans mon état, ne manquerait point de me rendre quelques services. Je m’étais recouché. Nous avions le papier sur notre lit, dans le rai de lune, et, en face de ce témoin irrécusable, elle dut bientôt avouer que j’étais un esprit réincarné datant de deux cents ans. Comme je me demandais une fois de plus qui j’avais bien pu être, elle me causa la première peine depuis notre mariage ; elle dit :

» — Mon pauvre Théophraste, tu as dû être « un pas grand’chose ».

» — Et pourquoi ? fis-je, très humilié.

» — Parce que, mon ami, tu as, ce soir, chanté en argot, et que les dames dont tu as cité les noms n’appartiennent pas à l’aristocratie. Quand on fréquente la Tapedru, la Platine et Manon de Versailles, je répète qu’on est « un pas grand’chose ».

» Elle disait ceci avec un léger accent de dépit que j’attribuai à la jalousie.

» — Mais j’ai cité aussi la maréchale de Boufflers, répliquai-je, et tu dois savoir que les mœurs étaient si dissolues sous la régence du duc d’Orléans que la mode à la cour, pour les dames, était de se donner des noms de catins. Je crois, bien au contraire, avoir été quelqu’un de considérable. Que dirais-tu d’un bâtard du Régent ?

» Pour toute réponse, elle m’embrassa avec transport et moi-même, me souvenant, comme il était de mon devoir, de la date que nous fêtions ce jour-là, je lui prouvai que si Théophraste était plus vieux de deux cents ans, son amour était toujours resté jeune et galant. »