Page:Leroux - La Hache d’or.djvu/3

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C’était un sombre chalet isolé qui ne recevait d’autre visite que celle d’un vieil horloger de l’endroit que l’on disait riche, qui avait été l’ami du vieux Gutmann et qui survenait de temps à autre, à l’heure du déjeuner ou du dîner, pour se faire inviter. Je n’aimais point ce fabricant de coucous, prêteur à la petite semaine qui, s’il était riche, était encore plus avare et incapable de la moindre délicatesse. Herbert non plus n’aimait point Frantz Basckler, mais, par respect pour la mémoire de son père, continuait de le recevoir.

Basckler, qui n’avait point d’enfant, avait promis maintes et maintes fois au père qu’il n’aurait point d’autre héritier que son fils. Un jour, Herbert me parla de cela avec le plus franc dégoût et j’eus encore là l’occasion de juger son noble cœur :

— Te plairait-il, me disait-il, d’hériter de ce vieux grigou dont la fortune est faite de la ruine de tous les pauvres horlogers du Val-d’Enfer ?

— Certes, non ! lui répondis-je. Ton père nous a laissé quelque bien et ce que tu gagnes honnêtement suffira à nous faire vivre, même si le ciel veut bien nous envoyer un enfant.

Je n’avais point plus tôt prononcé cette phrase que je vis mon Herbert devenir d’une pâleur de cire. Je le pris dans mes bras, car je croyais qu’il allait se trouver mal, mais le sang lui revint au visage et il s’écria avec force :

— Oui, oui, il n’y a que cela qui soit vrai, avoir sa conscience pour soi !

Et il s’échappa comme un fou.

Quelquefois il s’absentait un jour, deux jours, pour son commerce qui consistait, me disait-il, à acheter des lots d’arbres sur pied et à les revendre à des entrepreneurs. Il ne travaillait point par lui-même laissant aux autres le soin de faire, avec les arbres, des traverses de chemins de fer si la matière était de moindre qualité, des pieux ou des mâts de navires si cette qualité était supérieure. Seulement, il fallait s’y connaître. Et il tenait cette science de son père. Il ne m’emmenait jamais avec lui dans ses voyages. Il me laissait seule dans la maison avec une vieille servante qui m’avait reçue avec hostilité et dont je me cachais pour pleurer, car je n’étais pas heureuse. Herbert, j’en étais certaine, me cachait quelque chose, une chose à laquelle il pensait sans cesse et dont, moi non plus, qui ne savais rien, je ne pouvais détacher ma pensée.

Et puis, cette grande forêt me faisait peur ! Et la servante me faisait peur ! Et le père Basckler me faisait peur ! Et ce vieux chalet. Il était très grand, avec des tas d’escaliers partout qui conduisaient dans des couloirs où je n’osais m’aventurer. Il y avait particulièrement, au bout de l’un d’eux, un petit cabinet dans lequel j’avais vu entrer deux ou trois fois mon mari, mais où je n’étais jamais entrée, moi. Je ne pouvais jamais passer devant la porte toujours fermée de ce cabinet sans frissonner. C’est derrière cette porte qu’Herbert se retirait, me disait-il, pour faire ses comptes et mettre au net ses livres, mais c’est aussi derrière cette porte que je l’avais entendu gémir, tout seul, avec son secret.

Une nuit que mon mari était parti pour l’une de ses tournées et que je m’efforçais en vain de dormir, mon attention fut attirée par un léger bruit sous ma fenêtre, que j’avais laissée entr’ouverte à cause de la grande chaleur. Je me levai avec précaution. Le ciel était tout à fait noir et de gros nuages cachaient les