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Page:Leroux - La Poupée sanglante, 1924.djvu/150

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LA POUPÉE SANGLANTE

le monde en artiste, et suivant une fantaisie romantique qui le faisait prendre souvent pour fantasque, alors qu’il n’était que poète. Bénédict était revenu de ses voyages presque pauvre, et nous connaissons sa manière de vivre.

Il avait conservé la maison de Corbillères, parce que cette solitude et cette désolation lui plaisaient. Plusieurs fois, de gros propriétaires des environs qui avaient loué les chasses et la pêche sur tout le domaine des marécages, avaient voulu la lui racheter pour y installer un garde, mais il avait refusé toutes les offres.

Quand il quittait l’Île-Saint-Louis, c’était pour venir se réfugier là, vivre en sauvage, avec délices, travaillant vaguement à quelques reliures d’art, des travaux méticuleux qui demandaient un temps infini, des mosaïques où finissait toujours par apparaître quelque figure de femme qui, dans les derniers temps, ressemblait singulièrement à Christine, de même que, de son côté, Christine reproduisait inlassablement l’image de Gabriel.

Et puis, tout d’un coup, il était pris de dégoût pour son œuvre, la rejetait avec rage ou même l’anéantissait dans le petit atelier qu’il s’était créé là pour sa satisfaction personnelle et en dehors de tout esprit commercial… et il sortait, habillé en boucanier, rêvant pendant des jours et des nuits la vie de la prairie comme il l’avait connue, lorsqu’il était enfant, dans les livres de Gustave Aimard, faisant cuire quelques morceaux de bidoche sur des sarments, entre deux pierres, suspendant, les nuits, un hamac qu’il avait fabriqué dans un ancien épervier trouvé dans la succession du père et qu’il attachait aux arbres…

Chose bizarre, ce boucanier ne chassait ni ne pêchait, n’avait ni fusil ni engin d’aucune sorte…