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Page:Leroux - Le Château noir, 1933, Partie 1.djvu/107

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KARA SELIM

— C’est vrai ! Elle va venir ici ! s’exclama Rouletabille d’une voix sourde, en essayant de dompter le tumulte d’un tas de sentiments contradictoires qui se partageaient sa pauvre âme inquiète…

— C’est elle qui présidera la petite fête qui doit suivre le diner. Et puis elle s’en ira et aucun autre homme que son maître ne la verra plus jamais ! à part les eunuques !… Mon Dieu, monsieur, combien vous voilà pâle !… »

Seul, Vladimir dévorait. Du reste, le repas était succulent. Quelques kachefs, officiers subalternes, veillaient à ce que chacun fût abondamment servi. En plus des rôtis, il y avait des volailles presque grasses, chose rare en Turquie, des entremets, des fruits conservés, des confitures et des gâteaux dans une cristallerie merveilleuse, enfin toutes sortes de crèmes. La Candeur ne touchait à rien, il faisait peine à voir. Il semblait prêter une oreille attentive à un vieux musicien qui, à la fois poète et sorcier de tribu, chantait des chansons dans les trois langues des abdurrahmanli, le kurde, le turc et le persan. Il était aveugle comme Homère et tenait en main un instrument composé de trois cordes de métal tendues sur une planche. La lyre de ces ménétriers ambulants qui furent les pères de la poésie ne devait pas être plus compliquée ni plus harmonieuse.

Mais bientôt le chanteur se tut, car les serviteurs enlevaient tous les plats d’argent et une portière soulevée laissait passer les joueurs de flûte qui faisaient retentir l’air des premières mesures du chant de la « Douleur de Feridoun ». C’était étrangement doux et mélancolique. Derrière ces joueurs de flûte venaient le binbaschi ou commandant de la forteresse avec un détachement de chevaliers blancs à la ceinture noire, qui portaient devant eux leurs lances à houpette, puis une foule de serviteurs et d’esclaves, les cafetiers, les donneurs de pipes, les limonadiers ou scherbetisz, les confiseurs, les baigneurs, les tailleurs, les barbiers, les huissiers ou thiaoux, les icoglans ou pages au pacha, tous personnages que Priski