Page:Leroux - Le Crime de Rouletabille, 1921.djvu/86

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
1466
JE SAIS TOUT

est arrivée sur les lieux quelques instants après les coups de feu… et qui a eu, cependant, les fausses confidences de Mme Boulenger sur son lit de douleur… ni Roland Boulenger lui-même… ni Théodora Luigi qui n’a rien vu et n’a pu qu’entendre les coups de revolver qui éclataient derrière une porte !… Il n’y a que Madame qui connaît la vérité ! (Le doigt de Rouletabille montrait, cette fois, la statue qu’était devenue Mme Boulenger) Madame et moi !…

Messieurs, lors de mon retour à Paris l’automne précédent, après le drame de la Falaise, j’avais déjà découvert que l’auteur du crime ne pouvait être Henri II d’Albanie pour cette raison entre autres, que le revolver qui avait servi à frapper Mme Boulenger avait été acheté quelques jours auparavant chez un armurier du Havre, par Roland Boulenger lui-même… et j’étais revenu avec cette idée que c’était peut-être Roland Boulenger qui avait frappé sa femme laquelle, plus sublime que jamais, lui avait pardonné !… Cependant, bien des points du drame restaient obscurs et quand, après le drame de Passy, je retournai au Havre, emportant dans la pensée une autre Thérèse Boulenger que celle qui l’avait habitée jusqu’alors et aussi le souvenir de certaines scènes assez caractéristiques qui ne prenaient leur signification qu’à la lueur de cette pensée nouvelle, je résolus de compléter mon enquête en même temps que je m’occupais de Théodora Luigi en ce qui concernait le second drame…

J’eus la chance de tomber, à Trouville, sur le valet de chambre de Roland Boulenger, Bernard, qui était venu, sur l’ordre de Mme Boulenger, chercher quelques objets dans la villa de Deauville… J’étais déguisé ; il ne me reconnut pas… et je mis la conversation sur le drame de la falaise. Il y avait une phrase qui me trottait dans la tête depuis que je l’avais entendue quelque temps après le drame, en traversant la villa de Deauville… Roland Boulenger disait alors à Bernard : « Que voulez-vous, Bernard, si ce revolver est perdu, tant pis !… j’en serai quitte pour en racheter un autre !… et laissez-moi tranquille avec cette histoire-là !… D’où j’en avais momentanément conclu que « cette histoire de revolver » gênait singulièrement Boulenger et le chargeait par conséquent. Or, de ma dernière conversation avec Bernard à Deauville, il résulta que c’était Roland Boulenger lui-même qui, le premier, s’était préoccupé de la disparition de cette arme et avait prié Bernard de la lui retrouver ! Tout se trouvait retourné !… Si Roland Boulenger avait tiré avec ce revolver sur sa femme, il n’avait aucun intérêt à attirer l’attention de quiconque et surtout de son valet sur sa disparition !… Je continuai d’interroger Bernard avec méthode. Il s’agissait, pour moi, de savoir si Boulenger était parti, ce jour-là, pour Sainte-Adresse avec son revolver. Je me rappelai qu’il avait sauté de cheval et qu’il nous avait quitté sans autre cérémonie ; je demandai à Bernard s’il y avait un pantalon de cheval de son maitre, une poche pour le revolver… Il n’y en avait pas !… Et le matin même, après le départ de son maître, Bernard avait enlevé de la poche du pantalon que Roland portait la veille, le revolver qu’il avait mis dans le tiroir de la table de nuit !… Depuis on ne retrouvait plus le revolver !… Qui donc pouvait avoir emporté le revolver de Roland Boulenger sur les lieux du drame ? Qui, sinon la seule personne auprès de laquelle on l’a retrouvé ! {Revolver que l’on a vite caché car on a cru qu’il appartenait à Henri II). Qui ? si ce n’est Madame ? (et encore le doigt terrible de Rouletabille sur Mme Boulenger) et je la défie bien de dire le contraire !…

— Eh bien ! oui, c’est vrai ! s’écria-t-elle. j’avais emporté ce revolver pour me frapper… et je m’en suis frappée par deux fois ! c’est vrai ! J’ai voulu mourir ! n’était-ce pas mon droit ? Ne l’avais-je pas assez gagné ?…

— Vous, madame, reprit froidement Rouletabille, au milieu d’une rumeur immense qui n’était certes pas entièrement hostile à celle qu’il accusait… vous qui aviez tout arrangé pour faire croire que votre mari vous avait assassinée !…

— Misérable !… J’adorais mon mari !…

— Il y a des minutes où, dans le cœur d’une femme, répliqua sourdement Rouletabille, l’amour devient plus terrible que la haine et se confond avec elle bien singulièrement, et vous avez connu ce moment-là, madame !… et je vais vous dire quand !… Rappelez-vous certain soir, où, dans la villa de Deauville, je me heurtai presque à vous, au coin d’un couloir… je ne devrais pas vous dire : rappelez-vous ! car, en réalité, je ne saurais prétendre que vous m’ayiez aperçu !… mais moi, je vous ai vue !… Vous sortiez comme une furie de la chambre de votre mari… vous étiez dans un grand désordre et dans un déshabillé magnifique… Depuis quelque temps, madame… vous aviez repris des habitudes de grande élégance… quoi de plus naturel pour une femme aimante que de se refaire