Aller au contenu

Page:Leroux - Le Fauteuil hanté.djvu/16

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Patard, qui me moque du mauvais sort et de M. Eliphas de Saint-Elme de Taillebourg-de-la-Nox, moi, je vais m’asseoir sur toi, fauteuil hanté !

Et, se retournant, il se disposa à s’asseoir…

Mais à moitié courbé, il s’arrêta dans son geste, se redressa, et dit :

— Et puis non, je ne m’assoirai pas ! C’est trop bête !… On ne doit pas attacher d’importance à des bêtises pareilles.

Et M. le secrétaire perpétuel regagna sa place après avoir touché, en passant, d’un doigt furtif le manche en bois de son parapluie.

Sur quoi la porte s’ouvrit et M. le chancelier entra, traînant derrière lui M. le directeur. M. le chancelier était un quelconque chancelier comme on en élit un tous les trois mois, mais le directeur de l’Académie de ce trimestre-là était le grand Loustalot, l’un des premiers savants du monde. Il se laissait diriger par le bras comme un aveugle. Ce n’était point qu’il n’y vît pas clair, mais il avait de si illustres distractions, qu’on avait pris le parti, à l’Académie, de ne point le lâcher d’un pas. Il habitait dans la banlieue. Quand il sortait de chez lui pour venir à Paris, un petit garçon, âgé d’une dizaine d’années, l’accompagnait et venait le déposer dans la loge du concierge de l’Institut. Là, M. le chancelier s’en chargeait.

À l’ordinaire, le grand Loustalot n’entendait rien de ce qui se passait autour de lui, et chacun avait soin de le laisser à ses sublimes cogitations d’où pouvait naître quelque découverte nouvelle destinée à transformer les conditions ordinaires de la vie humaine.

Mais ce jour-là, les circonstances étaient si graves que M. le secrétaire perpétuel n’hésita pas à les lui rappeler et peut-être à les lui apprendre. Le grand Loustalot n’avait pas assisté à la séance de la veille ; on l’avait envoyé chercher d’urgence chez lui et il était plus que probable qu’il était le seul, à cette heure, dans le monde civilisé, à ignorer encore que Maxime d’Aulnay avait subi le même sort cruel que Jehan Mortimar, l’auteur de si tragiques parfums.

— Ah ! monsieur le directeur ! quelle catastrophe ! s’écria M. Hippolyte Patard en levant ses mains au ciel.

— Qu’y a-t-il donc, mon cher ami ? daigna demander avec une grande bonhomie le grand Loustalot.

— Comment ! vous ne savez pas ! M. le chancelier ne vous a rien dit ? C’est donc à moi qu’il revient de vous annoncer une aussi attristante nouvelle ! Maxime d’Aulnay est mort !

— Dieu ait son âme ! fit le grand Loustalot qui n’avait rien perdu de la foi de son enfance.

— Mort comme Jehan Mortimar mort à l’Académie en prononçant son discours !…

— Eh bien tant mieux ! déclara le savant, le plus sérieusement du monde. Voilà une bien belle mort ! Et il se frotta les mains, innocemment.

Et puis, il ajouta :

— C’est pour cela que vous m’avez dérangé ?

M. le secrétaire perpétuel et M. le chancelier se regardèrent, consternés, et puis s’aperçurent, au regard vague du grand Loustalot, que l’illustre savant pensait déjà à autre chose ; ils n’insistèrent pas et le conduisirent à sa place. Ils le firent asseoir lui donnèrent du papier, une plume et un encrier et le quittèrent en ayant l’air de se dire : « Là, maintenant, il va rester tranquille ! »