Page:Leroux - Le Fauteuil hanté.djvu/43

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ces morts-là ne sont point naturelles ! On a pu ne pas s’étonner de la première, on a pu hésiter à la seconde, il serait criminel de douter à la troisième ! Mais entendons-nous bien : quand nous disons que ces morts ne sont point naturelles, nous ne voulons point faire allusion à quelque puissance occulte qui, en dehors des lois naturelles connues, aurait frappé ! Nous laissons ces balivernes aux petites dames du Club des « Pneumatiques », et nous venons catégoriquement dire à M. le procureur de la République : Il y a un assassin là-dessous, trouvez-le ! »

La presse fut à peu près unanime, obéissant en cela à l’opinion générale, qui était que les trois académiciens avaient été empoisonnés, à réclamer l’intervention des pouvoirs publics ; et, bien que les médecins qui avaient examiné le corps du défunt eussent déclaré que Martin Latouche — en dépit d’une apparence assez robuste — était mort d’une vieillesse hâtive et épuisée, le parquet dut, pour calmer les esprits soulevés, ouvrir une enquête.

La première personne interrogée fut naturellement la vieille Babette qui, le jour fatal, avait été ramenée chez elle évanouie, pendant que des amis dévoués transportaient à son domicile M. Hippolyte Patard dans un bien fâcheux état. Et voici comment la Babette, qui ne pensait plus qu’à venger son maître, raconta la mort vraiment singulière de ce pauvre Martin Latouche.

— Depuis quelque temps, mon maître ne vivait plus que du compliment qu’il devait faire et je l’entendais qui parlait de leur Mgr d’Abbeville, et aussi du Mortimar et aussi du d’Aulnay comme si c’étaient des bons dieux en sucre. Et souvent, il se mettait devant son armoire à glace, comme un vrai comédien. À son âge, ça faisait pitié, et je n’aurais pas manqué de lui rire au nez, si je n’avais pas été tracassée par les paroles du sorcier dont ils n’avaient pas voulu pour leur damnée Académie. Le sorcier en avait déjà tué deux. Je ne pensais qu’à une chose, c’est qu’il allait tuer mon maître comme les autres. Ça, je l’avais dit à M. le Perpétuel, entre quatre z’yeux. Mais il ne m’avait pas écoutée, parce qu’il lui fallait, paraît-il, son académicien. Aussi, chaque fois que je voyais mon maître répéter son compliment, je me jetais à ses pieds, j’embrassais ses genoux, je pleurais comme une folle, je le suppliais à mains jointes d’envoyer sa démission à M. le Perpétuel. J’avais des hantises qui ne m’ont pas trompée. La preuve, c’est que je rencontrais presque tous les jours un vielleux qui jouait d’un orgue de Barbarie ; je suis de Rodez : un vielleux, ça porte malheur, depuis l’affaire de ce pauvre M. Fualdès. Ça aussi, je l’avais dit à M. le Perpétuel, mais ça avait été comme si je chantais.

Alors je m’étais dit : « Babette, tu ne quitteras plus ton maître ! Et tu le défendras jusqu’au dernier moment ! Alors, le jour du compliment, j’avais fait toilette, et je le guettais dans ma cuisine, la porte ouverte, attendant qu’il passe sous la voûte, décidée à l’accompagner à cette Académie de malheur, au bout du monde, partout ! Je l’attendais donc, mais il ne venait pas… Il y avait bien un quart d’heure qu’il aurait dû être passé !… J’étais en train de m’impatienter quand, tout à coup, qu’est-ce que j’entends ?… l’air du crime !… l’air qui avait tué ce pauvre M. Fualdès !… Oui !… le vielleux était quelque part encore autour de la maison, à faire chanter sa manivelle !… J’en ai eu une sueur froide… Il n’y avait pas à dire, ça, c’était une indication !… On m’aurait récité aux oreilles la prière des trépassés que je n’en aurais pas été plus impressionnée… Je me dis : V’là l’heure de l’Académie qui sonne… l’heure de la mort !… et j’ai ouvert la fenêtre pour voir si le vielleux était dans la rue et le faire taire… mais il n’y avait personne dans la rue… Je suis sortie de ma cuisine… personne sous la voûte !… personne dans la cour… et l’air chantait toujours… Il me venait d’en haut maintenant… Peut-être bien que le vielleux était dans l’escalier… personne dans l’escalier… au premier étage… rien ! Rien que l’air de ce pauvre M. Fualdès qui me poursuivait toujours… et plus j’allais, plus je l’entendais… J’ai ouvert la porte de la bibliothèque… on aurait cru que la chanson était derrière les livres !… Mon maître n’était pas là !… Il devait être dans son petit bureau où que je n’entre jamais ! … J’écoutais… L’air du crime était dans le petit bureau !… Ah !… Était-ce Dieu possible !… j’approchai de la porte en retenant mon cœur qui éclatait… J’appelai : « Monsieur ! Monsieur !… Il ne m’a pas répondu… L’air tournait toujours… derrière la porte de son petit bureau… Ah ! que c’était triste !… C’était un air si triste qu’on n’en respirait plus et que les larmes vous en venaient aux yeux… un air qui avait l’air de pleurer tous ceux qu’on avait assassinés depuis le commencement