Page:Leroux - Le Fauteuil hanté.djvu/44

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du monde !… J’ai appuyé mes mains à la porte pour ne pas tomber… La porte s’est ouverte… Dans le même moment il y a eu comme un grand grincement de déclenchement dans la manivelle de la musique de l’air du crime. Ça m’a comme déchiré le cœur et les oreilles !… Et puis, j’ai failli tomber dans le petit bureau, tant j’étais étourdie… Mais ce que j’ai vu m’a remise sur mes pattes plus droite qu’une statue. Au milieu d’un tas d’instruments que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam, et qui sont certainement arrivés dans ce petit bureau avec la permission du diable, mon maître était penché sur l’orgue du vielleux. Ah ! je l’ai bien reconnu ! C’était l’orgue qui tournait la chanson du crime… mais le vielleux n’était pas là !… Mon maître avait encore la main à la manivelle… Je me suis jetée sur lui, et il a cédé !… Il est tombé tout de son long sur le parquet… Il a fait floc !… Mon pauvre maître était mort… assassiné par la « Chanson qui tue » !…



L’orgue est-il complice du crime ?


Ce récit rapproché de ce que racontaient sous le manteau certains habitués du club des « Pneumatiques » produisit un effet étrange et l’opinion publique ne fut point satisfaite par les explications trop naturelles que fournit l’enquête sur un si bizarre événement. L’enquête montra le vieux Martin Latouche comme un maniaque qui s’enlevait le pain de la bouche, pour pouvoir augmenter, en secret, sa collection. On raconta même qu’il se privait des déjeuners qu’il était censé prendre dehors, pour en économiser les quelques sous qu’il gaspillait ensuite chez les antiquaires et les marchands de vieux instruments de musique.

C’est ainsi, de toute évidence, que le fameux orgue était arrivé chez lui, en dépit de la surveillance de Babette ; et c’est dans le moment qu’il en essayait la manivelle, qu’il était tombé, épuisé par le régime d’abstinence auquel il s’astreignait depuis trop longtemps.

Mais on refusa d’admettre une version qui était trop simple pour être vraie, et les journaux exigèrent que la police se mît à la poursuite du vielleux.

Malheureusement, celui-ci resta aussi introuvable que l’Eliphas lui-même. D’où il résulta, comme on devait s’y attendre, que certains reporters affirmèrent qu’Eliphas et le vielleux ne faisaient qu’un, — qu’un seul et même assassin.

Quelles que fussent les divagations auxquelles nos écrivains publics pensèrent alors devoir se livrer, nul n’osa trop haut le en blâmer, car, après tout, il restait la coïncidence des trois morts, et si chacune en elle-même paraissait naturelle, il était bien certain que toutes trois réunies étaient faites pour épouvanter.

Enfin, on réclama l’autopsie. C’était là une triste extrémité à laquelle il fallut se résoudre. Malgré toutes les démarches et toute l’influence des plus gros bonnets de l’Institut, on rouvrit les cercueils encore tout frais de Jehan Mortimar et de Maxime d’Aulnay.

Les médecins légistes ne trouvèrent aucune trace de poison. Le corps de Jehan Mortimar ne présenta, à l’examen, rien de particulier. On releva, cependant, sur le visage de Maxime d’Aulnay, certains stigmates qui, en toute autre occasion, eussent passé inaperçus, et que l’on pouvait attribuer à la décomposition normale des chairs. On eût dit des brûlures légères qui auraient laissé une sorte de trace étoffée sur le visage. En y regardant de très près, on pouvait distinguer sur la face de Maxime d’Aulnay affirmèrent deux médecins sur trois (car le troisième prétendit ne rien distinguer du tout) comme un aspect de soleil de sacristie.

Les médecins légistes avaient, bien entendu, examiné également le corps de Martin Latouche, et ils n’avaient relevé d’autres traces que celle d’une hémorragie nasale très faible, qui s’était également répandue par la bouche. En somme, il y avait, au bout du nez, et à la commissure de la bouche, du côté où était incliné le cadavre, un petit filet de sang qui s’était coagulé.

En vérité, cette hémorragie avait dû être produite par la chute du corps sur le parquet, mais, lancés comme étaient les esprits, on ne manqua point encore d’attacher à ces insignifiants stigmates une importance mystérieuse destinée à laisser planer sur le triple décès une légende criminelle qui s’empara définitivement de la foule.

Des experts avaient travaillé consciencieusement les deux lettres menaçantes qui avaient été remises en pleine académie aux deux premiers récipiendaires, et ils avaient déclaré que ces lettres n’étaient point de l’écriture de M. Eliphas de La Nox, écriture dont ils avaient été préalablement authentiquement munis. Mais il se trouva