Page:Leroux - Le Fauteuil hanté.djvu/76

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Il regarda M. Patard… La mine de M. le secrétaire perpétuel était de moins en moins rassurante…

— Écoutez, Lalouette, fit-il tout à coup, la lettre de cet Eliphas m’ouvre des horizons plutôt sombres… mais en toute conscience, j’estime qu’il n’y a pas lieu de vous alarmer…

— Ah ! répondit Lalouette, la voix légèrement altérée, mais vous n’en êtes pas sûr ?…

— Oh ! maintenant, depuis la mort de Martin Latouche, je ne suis plus sûr de quoi que ce soit au monde… J’ai eu trop de remords avec l’autre… Je ne voudrais pas en avoir avec vous !…

— Hein ?… s’exclama sourdement Lalouette en se dressant de toute sa hauteur devant M. Patard. Est-ce que vous me croyez déjà mort !…

Un cahot rejeta le marchand de tableaux sur la banquette, où il s’affala avec un gémissement.

— Non, je ne vous crois pas mort, mon ami… dit doucement M. Patard consolateur, en posant sa main sur celle du récipiendaire, mais cela ne m’empêche pas de penser que les décès des trois autres n’ont peut-être pas été si naturels que cela…

Les trois autres !… frissonna Lalouette.

— Cet Eliphas parle bien… Ce qu’il dit fait réfléchir… et vient assez singulièrement réveiller dans mon esprit des souvenirs d’enquête personnelle… Mais dites-moi, monsieur Lalouette, vous ne connaissiez ni M. Mortimar, ni M. d’Aulnay, ni M. Latouche ?

— Je ne leur ai jamais parlé de la vie…

— Tant mieux !… soupira M. le secrétaire perpétuel. Vous me le jurez ? insista-t-il.

— Je vous le jure sur la tête d’Eulalie, mon épouse.

— C’est bien ! fit M. Patard… Rien donc ne saurait vous lier à leur sort…

— Vous me rassurez un peu, Monsieur le secrétaire perpétuel… Mais vous pensez donc que quelque chose les liait au sort les uns des autres ?…

— Oui, je le pense maintenant… depuis la lettre d’Eliphas… ma parole !… la pensée de ce sorcier nous avait tous hypnotisés, et, à cause de toute son impassible sorcellerie, on n’a point cherché ailleurs, le secret naturel et criminel peut-être de cette épouvantable énigme ?… Il y avait peut-être quelque part un intérêt réel à ce qu’ils disparussent !… répéta M. Panard avec une exaltation tout à fait en dehors de ses habitudes… et il se reprit comme se parlant à lui-même :

— C’est bien cela ?… C’est bien cela ?…

— Quoi ! C’est bien cela !… que voulez-vous dire ?… Qu’avez-vous ? Vous me rassuriez tout à l’heure et vous m’épouvantez à nouveau !… Savez-vous quelque chose ?… implora Lalouette qui faisait pitié à voir.

Les deux hommes s’étreignaient les mains.

— Je ne sais rien, si l’on veut ! gronda M. Patard… Mais je sais quelque chose, si je réfléchis !… Ces trois hommes ne se connaissaient pas, vous entendez bien, Monsieur Lalouette, avant la première élection pour la succession de Mgr d’Abbeville… Ils ne s’étaient jamais vus !… Jamais !… J’en ai acquis la certitude, bien que M. Latouche m’ait menti en me disant qu’ils étaient tous trois d’anciens camarades… Eh bien ! aussitôt après l’élection, ils se réunissent… ils se voient en cachette… tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre… On a dit que c’était pour parler du sorcier… et pour déjouer ses menaces et on l’a cru et je l’ai cru moi-même… Quelle niaiserie !… Ils devaient avoir autre chose à se raconter !… Ils devaient tous avoir à redouter quelque chose… car ils se cachaient bien ! Et on ne les entendait pas !…

— C’est sûr !… fit Lalouette qui n’en respirait plus… Mais êtes-vous certain qu’ils ne se connaissaient pas avant ?

— Quand je vous le dis !… oh ! j’ai pris mes renseignements… Savez-vous où ils se sont rencontrés pour la première fois ?…

— Ma foi non !…

— Devinez ?

— Comment voulez-vous ?…

— Eh bien, ici !… oui… ici !… parfaitement… dans ce train… par le plus grand hasard… ils se sont rencontrés, allant faire visite avant l’élection, à M. Loustalot !… Ils sont revenus ensemble, bien entendu, — et, depuis, il a dû leur arriver quelque chose, quelque chose de terrible, puisqu’ils se sont donné des rendez-vous aussi mystérieux… Voilà ce que je pense, moi…

— C’est peut-être vrai… il leur sera arrivé quelque chose qu’on ne sait pas… mais à moi, Monsieur le secrétaire perpétuel, à moi, il ne m’est rien arrivé, à moi…

— Non ! non ! À vous, il ne vous est rien arrivé… voilà pourquoi je pense qu’en ce qui vous concerne, vous pouvez être tranquille, mon cher Monsieur Lalouette !… oui… ma foi… à peu près tranquille… je vous dis « à peu près » … entendez bien… parce que maintenant… je ne veux plus prendre aucune responsabilité… aucune.

À ce moment le train stoppa. Sur le quai