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Page:Leroux - Le Mystère de la chambre jaune, 1907.djvu/16

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Le Matin, le pied gauche qui manquait dans le panier où furent découverts les lugubres débris. Ce pied gauche, la police le cherchait en vain depuis huit jours, et le jeune Boitabille l’avait trouvé dans un égout où personne n’avait eu l’idée de l’y aller chercher. Il lui avait fallu, pour cela, s’engager dans une équipe d’égoutiers d’occasion que l’administration de la ville de Paris avait réquisitionnée à la suite des dégâts causés par une exceptionnelle crue de la Seine.

Quand le rédacteur en chef fut en possession du précieux pied et qu’il eut compris par quelle suite d’intelligentes déductions un enfant avait été amené à le découvrir, il fut partagé entre l’admiration que lui causait tant d’astuce policière dans un cerveau de seize ans, et l’allégresse de pouvoir exhiber, à la « morgue-vitrine » du journal, « le pied gauche de la rue Oberkampf ».

« Avec ce pied, s’écria-t-il, je ferai un article de tête. »

Puis, quand il eut confié le sinistre colis au médecin légiste attaché à la rédaction de L’Époque, il demanda à celui qui allait être bientôt Rouletabille ce qu’il voulait gagner pour faire partie, en qualité de petit reporter, du service des « faits divers ».

« Deux cents francs par mois », fit modestement le jeune homme, surpris jusqu’à la suffocation d’une pareille proposition.

« Vous en aurez deux cent cinquante, repartit le rédacteur en chef ; seulement vous déclarerez à tout le monde que vous faites partie de la rédaction depuis un mois. Qu’il soit bien entendu que ce n’est pas vous qui avez découvert « le pied gauche de la rue Oberkampf », mais le journal L’Époque. Ici, mon petit ami, l’individu n’est rien ; le journal est tout ! »

Sur quoi il pria le nouveau rédacteur de se retirer. Sur le seuil de la porte, il le retint cependant pour lui demander son nom. L’autre répondit :

« Joseph Joséphin.

– Ça n’est pas un nom, ça, fit le rédacteur en chef, mais puisque vous ne signez pas, ça n’a pas d’importance… »

Tout de suite, le rédacteur imberbe se fit beaucoup d’amis, car il était serviable et doué d’une bonne humeur qui enchantait les plus grognons, et désarma les plus jaloux. Au café du Barreau où les reporters de faits divers se réunissaient alors avant de monter au parquet ou à la préfecture chercher leur crime quotidien, il commença de se faire une réputation de débrouillard qui franchit bientôt les portes mêmes du cabinet du chef de la Sûreté ! Quand une affaire en valait la peine et que Rouletabille –il était déjà en possession de son surnom – avait été lancé sur la piste de guerre par son rédacteur en chef, il lui arrivait souvent de « damer le pion » aux inspecteurs les plus renommés.

C’est au café du Barreau que je fis avec lui plus ample connaissance. Avocats, criminels et journalistes ne sont point ennemis, les uns ayant besoin de réclame et les autres de renseignements. Nous causâmes et j’éprouvai tout de suite une grande sympathie pour ce brave petit bonhomme de Rouletabille. Il était d’une intelligence si éveillée et si originale ! Et il avait une qualité de pensée que je n’ai jamais retrouvée ailleurs.

À quelque temps de là, je fus chargé de la chronique judiciaire au Cri du Boulevard. Mon entrée dans le journalisme ne pouvait que resserrer les liens d’amitié qui, déjà, s’étaient noués entre Rouletabille et moi. Enfin, mon nouvel ami ayant eu l’idée d’une petite correspondance judiciaire qu’on lui faisait signer « Business » à son journal L’Époque, je fus à même de lui fournir souvent les renseignements de droit dont il avait besoin.

Près de deux années se passèrent ainsi, et plus j’apprenais à le connaître, plus je l’aimais, car, sous ses dehors de joyeuse extravagance, je l’avais découvert extraordinairement sérieux pour son âge. Enfin, plusieurs fois, moi qui étais habitué à le voir très gai et souvent trop gai, je le trouvai plongé dans une tristesse profonde. Je voulus le questionner sur la cause de ce changement d’humeur, mais chaque fois il se reprit à rire et ne répondit point. Un jour, l’ayant interrogé sur ses parents, dont il ne parlait jamais, il me quitta, faisant celui qui ne m’avait pas entendu.

Sur ces entrefaites éclata la fameuse affaire de la « Chambre Jaune », qui devait