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Page:Leroux - Le Mystère de la chambre jaune, 1907.djvu/31

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M. Robert Darzac nous fit entrer dans la partie moderne du château par une vaste porte que protégeait une « marquise ». Rouletabille[1], qui avait abandonné le cheval et le cabriolet aux soins d’un domestique, ne quittait pas des yeux M. Darzac ; je suivis son regard, et je m’aperçus que celui-ci était uniquement dirigé vers les mains gantées du professeur à la Sorbonne. Quand nous fûmes dans un petit salonet garni de meubles vieillots, M. Darzac se tourna vers Rouletabille et assez brusquement lui demanda :

« Parlez ! Que me voulez-vous ? »

Le reporter répondit avec la même brusquerie :

« Vous serrer la main ! »

Darzac se recula :

« Que signifie ? »

Évidemment, il avait compris ce que je comprenais alors : que mon ami le soupçonnait de l’abominable attentat. La trace de la main ensanglantée sur les murs de la « Chambre Jaune » lui apparut… Je regardai cet homme à la physionomie si hautaine, au regard si droit d’ordinaire et qui se troublait en ce moment si étrangement. Il tendit sa main droite, et, me désignant :

« Vous êtes l’ami de M. Sainclair qui m’a rendu un service inespéré dans une juste cause, monsieur, et je ne vois pas pourquoi je vous refuserais la main… »

Rouletabille ne prit pas cette main. Il dit, mentant avec une audace sans pareille :

« Monsieur, j’ai vécu quelques années en Russie, d’où j’ai rapporté cet usage de ne jamais serrer la main à quiconque ne se dégante pas. »

Je crus que le professeur en Sorbonne allait donner un libre cours à la fureur qui commençait à l’agiter, mais au contraire, d’un violent effort visible, il se calma, se déganta et présenta ses mains. Elles étaient nettes de toute cicatrice.

« Êtes-vous satisfait ?

– Non ! répliqua Rouletabille. Mon cher ami, fit-il en se tournant vers moi, je suis obligé de vous demander de nous laisser seuls un instant. »

Je saluai et me retirai, stupéfait de ce que je venais de voir et d’entendre, et ne comprenant pas que M. Robert Darzac n’eût point déjà jeté à la porte mon impertinent, mon injurieux, mon stupide ami… Car, à cette minute, j’en voulais à Rouletabille de ses soupçons qui avaient abouti à cette scène inouïe des gants…

Je me promenai environ vingt minutes devant le château, essayant de relier entre eux les différents événements de cette matinée, et n’y parvenant pas. Quelle était l’idée de Rouletabille ? Était-il possible que M. Robert Darzac lui apparût comme l’assassin ? Comment penser que cet homme, qui devait se marier dans quelques jours avec Mlle Stangerson, s’était introduit dans la « Chambre Jaune » pour assassiner sa fiancée ? Enfin, rien n’était venu m’apprendre comment l’assassin avait pu sortir de la « Chambre Jaune » ; et, tant que ce mystère qui me paraissait inexplicable ne me serait pas expliqué, j’estimais, moi, qu’il était du devoir de tous de ne soupçonner personne. Enfin, que signifiait cette phrase insensée qui sonnait encore à mes oreilles : le presbytère n’a rien perdu de son charme ni le jardin de son éclat ! J’avais hâte de me retrouver seul avec Rouletabille pour le lui demander.

À ce moment, le jeune homme sortit du château avec M. Robert Darzac. Chose extraordinaire, je vis au premier coup d’œil qu’ils étaient les meilleurs amis du monde.

« Nous allons à la « Chambre Jaune », me dit Rouletabille, venez avec nous. Dites-donc, cher ami, vous savez que je vous garde toute la journée. Nous déjeunons ensemble dans le pays…

  1. Ainsi que l’a annoncé une note parue dans L’Illustration du 14 septembre, il s’est produit, au sujet du surnom de notre héros, un incident. Un autre journaliste, M. Garmont, a revendiqué la propriété exclusive du pseudonyme de Boitabille sous lequel il est, nous a-t-il fait savoir, « connu dans le journalisme entier depuis quinze ans ». Pour éviter toute discussion à cet égard, en même temps que toute confusion, M. Gaston Leroux désignera désormais son héros, le célèbre rédacteur de l’Epoque, sous cet autre nom que ses intimes lui donnaient souvent et qui définissait merveilleusement cet infatigable globe-trotter : Rouletabille !