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Page:Leroux - Le Mystère de la chambre jaune, 1907.djvu/32

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– Vous déjeunerez avec moi, ici, messieurs…

– Non, merci, répliqua le jeune homme. Nous déjeunerons à l’auberge du « Donjon »…

– Vous y serez très mal… Vous n’y trouverez rien.

– Croyez-vous ?… Moi j’espère y trouver quelque chose, répliqua Rouletabille. Après déjeuner, nous retravaillerons, je ferai mon article, vous serez assez aimable pour me le porter à la rédaction…

– Et vous ? Vous ne revenez pas avec moi ?

– Non ; je couche ici… »

Je me retournai vers Rouletabille. Il parlait sérieusement, et M. Robert Darzac ne parut nullement étonné…

Nous passions alors devant le donjon et nous entendîmes des gémissements. Rouletabille demanda :

« Pourquoi a-t-on arrêté ces gens-là ?

– C’est un peu de ma faute, dit M. Darzac. J’ai fait remarquer hier au juge d’instruction qu’il est inexplicable que les concierges aient eu le temps d’entendre les coups de revolver, « de s’habiller », de parcourir l’espace assez grand qui sépare leur loge du pavillon, tout cela en deux minutes ; car il ne s’est pas écoulé plus de deux minutes entre les coups de revolver et le moment où ils ont été rencontrés par le père Jacques.

– Èvidemment, c’est louche, acquiesça Rouletabille… Et ils étaient habillés… ?

– Voilà ce qui est incroyable… ils étaient habillés… « entièrement », solidement et chaudement… Il ne manquait aucune pièce à leur costume. La femme était en sabots, mais l’homme avait « ses souliers lacés ». Or, ils ont déclaré s’être couchés comme tous les soirs à neuf heures. En arrivant, ce matin, le juge d’instruction, qui s’était muni, à Paris, d’un revolver de même calibre que celui du crime (car il ne veut pas toucher au revolver — pièce à conviction), a fait tirer deux coups de revolver par son greffier dans la « Chambre Jaune », fenêtre et porte fermées. Nous étions avec lui dans la loge des concierges ; nous n’avons rien entendu… on ne peut rien entendre. Les concierges ont donc menti, cela ne fait point de doute… Ils étaient prêts ; ils étaient déjà dehors non loin du pavillon ; ils attendaient quelque chose. Certes, on ne les accuse point d’être les auteurs de l’attentat, mais leur complicité n’est pas improbable… M. de Marquet les a fait arrêter aussitôt.

– S’ils avaient été complices, dit Rouletabille, ils seraient arrivés débraillés, ou plutôt ils ne seraient pas arrivés du tout. Quand on se précipite dans les bras de la justice, avec sur soi tant de preuves de complicité, c’est qu’on n’est pas complice. Je ne crois pas aux complices dans cette affaire.

– Alors, pourquoi étaient-ils dehors à minuit ? Qu’ils le disent !…

– Ils ont certainement un intérêt à se taire. Il s’agit de savoir lequel… Même s’ils ne sont pas complices, cela peut avoir quelque importance. Tout est important de ce qui se passe dans une nuit pareille… »

Nous venions de traverser un vieux pont jeté sur la Douve et nous entrions dans cette partie du parc appelée « la Chênaie ». Il y avait là des chênes centenaires. L’automne avait déjà recroquevillé leurs feuilles jaunies et leurs hautes branches noires et serpentines semblaient d’affreuses chevelures, des nœuds de reptiles géants entremêlés comme le sculpteur antique en a tordu sur sa tête de Méduse. Ce lieu, que Mlle Stangerson habitait l’été parce qu’elle le trouvait gai, nous apparut, en cette saison, triste et funèbre. Le sol était noir, tout fangeux des pluies récentes et de la bourbe des feuilles mortes, les troncs des arbres étaient noirs, le ciel lui-même, au-dessus de nos têtes, était en deuil, charriait de gros nuages lourds. Et, dans cette retraite sombre et désolée, nous aperçûmes les murs blancs du pavillon. Étrange bâtisse, sans une fenêtre visible du point où elle nous apparaissait. Seule une petite porte en marquait l’entrée. On eût dit un tombeau, un vaste mausolée au fond d’une forêt abandonnée… À mesure que nous approchions, nous en devinions la disposition. Ce bâtiment prenait toute la lumière dont il avait besoin, au midi, c’est-à-dire de l’autre côté de la propriété, du côté de la campagne. La petite porte refermée sur le parc, M. et Mlle Stangerson devaient trouver là une prison idéale pour y vivre avec leurs travaux et leur rêve.