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Page:Leroux - Le Roi Mystère.djvu/121

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Et, là-dessus, le comte jeta par terre le tabouret arabe et tout le magnifique service de Venise, qui se brisa en mille éclats, laissant couler sur le tapis la pâte languissante des confitures de Fez. Philibert ne s’y trompa point. Une attitude aussi inusitée était destinée à couvrir le bruit que faisait derrière la porte cet énigmatique avorton, que le comte avait appelé Macallan.

Le comte se taisait maintenant et le tumulte avait cessé dans le vestibule. Évidemment, Ali avait exécuté la consigne.

Philibert Wat ne voulut point paraître le moins du monde intrigué par l’incident et il dit sur le ton d’une aimable plaisanterie :

— Puisque vous aimez tant la marche, mon cher comte, quand vous êtes mort cela doit bien vous gêner pour suivre votre régime ?…

Teramo-Girgenti s’arrêta, regarda étrangement son interlocuteur, si étrangement que le sourire légèrement narquois du célèbre financier en resta comme figé sur ses lèvres.

— Sachez, monsieur, dit le comte, pour votre gouverne, que rien ne me gêne, mort ou vivant, mais je vous jure que si je ne marche pas quand je suis mort, je marche et je fais marcher les autres quand je suis vivant… si bien et si longtemps, monsieur Philibert Wat, que j’en ai vu se jeter à mes pieds pour que je m’arrête !…

Et il ajouta d’une voix si sombre, si sinistre, si annonciatrice de malheurs et de catastrophes cachés que Philibert Wat en frissonna :

— … Mais je ne m’arrête jamais !

Sans pouvoir s’en expliquer la raison, à cette parole du comte, Philibert eut peur ; et cependant il n’était point pusillanime et c’était un caractère que Philibert Wat. Quelques lignes qui nous feront connaître son histoire ne sont point ici inutiles. Philibert Wat était né à Bordeaux ; il avait vingt et un ans quand son père mourut, le laissant sans ressources. Mais ses projets ambitieux le déterminèrent à se rendre à Paris.

Après avoir essayé sans succès de placer des vins, il s’achemina vers la Bourse, s’occupa de courtage, de circulation d’effets et prit ainsi « ses premiers degrés dans la bohème marronne de la coulisse et de la banque ». Il ne tarda pas à entrer en pleine lumière et à montrer à la fois la souplesse et son imagination, la fertilité de ses ressources et une rare audace d’exécution. Son premier coup de génie fut de fonder un journal : Le chemin de fer, dont il fit un centre de renseignements en matière de voies ferrées et aussi de finance spéculative. Philibert Wat était lancé.

Usant de la grande publicité du Chemin de fer, il fonda une société : la Caisse des actions associées, dont le but était d’acheter des actions dans le moment favorable pour les revendre avec bénéfice. C’est à cette époque qu’il rencontra Sinnamari. Ces deux hommes devaient se comprendre. L’agence Sinnamari fonctionnait déjà dans l’ombre. Sa