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Page:Leroux - Le Roi Mystère.djvu/174

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feuilles mortes laissées là par vingt automnes. Il s’appuya au tronc d’un hêtre et regarda. Son émotion était indescriptible. La clarté lunaire faisait apparaître à ses yeux un lieu de rêve, un jardin fantastique. Elle donnait aux arbres des proportions étranges et des attitudes de fantômes. La blême lumière s’accrochait aux troncs droits ou courbes, orgueilleux ou chancelants, qui dressaient désespérément leurs bras ou les laissaient retomber humblement vers la terre. Ceux-ci paraissaient supplier, ceux-là semblaient maudire.

En opposition avec toutes ces clartés inquiétantes, des coins de jardin étaient peuplés d’ombres bizarres aux formes innombrables et entrelacées. Ici c’étaient comme des nœuds de serpents gigantesques qui se livraient une bataille acharnée, noirs sur le fond lumineux du ciel ; là c’étaient de sombres silhouettes penchées l’une sur l’autre et semblant se raconter des histoires qui ne regardent personne, et qu’on ne confie même pas au vent qui passe. Mais il n’y avait pas de vent cette nuit-là. Tout était immobile. Pas un nuage là-haut, pas un autre frisson dans ce jardin, que le frisson de son cœur.

Le plus curieux de ce jardin était l’encombrement extraordinaire de tout, le prodigieux enchevêtrement des branches mortes et des bras vivants. Depuis vingt ans, nul n’avait pénétré là-dedans ; et cela avait poussé en forêt vierge. Les plantes parasites, les plantes rampantes, grimpantes, le lierre, la mousse s’étaient emparés des individus et les avaient liés en un troupeau indissoluble et certainement impénétrable l’été. Mais par l’hiver qui dénude toute chose, par cette nuit de lumière, Robert Pascal saurait certainement retrouver ce qui, autrefois, avait été des chemins.

Et puis, n’aurait-il pas retrouvé les chemins, qu’il s’en serait fait un, qu’il aurait repoussé à poignées la vaine protestation des branches, qu’il aurait écarté de son effort surhumain le tronc des arbres et qu’il serait arrivé ensanglanté, déchiré, au but, à la petite maison qui était, là-bas tout au fond, gardée par le jardin-mystère, la petite maison du crime, la petite maison de la rue des Saules…

Pauvre Robert Pascal, qui se croyait si fort ! Depuis que nous le connaissons, nous l’avons déjà vu pleurer, nous l’avons déjà vu s’évanouir ! R. C. qui a des larmes ! R. C. « qui a une faiblesse ! »

Et maintenant nous allons le voir trembler ! Lui qui, sous les apparences de Teramo-Girgenti, s’est penché si souvent sur l’abîme de la tombe ! Trembler comme un enfant devant l’évocation de la mort !

Quand, à pas lents et difficiles, il eut accompli le chemin qui le séparait de la demeure ; quand, sur une piste traîtresse, il eut vingt fois trébuché comme un homme ivre, qu’il se fut battu avec les branches cinglantes et qu’il eut lutté avec les grands fantômes que sont les arbres sous la lune, il arriva enfin devant un petit perron ; il déposa sur la