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nous brisons nos destinées. Entre nos mains, l’espace est devenu prison. Le corps manque d’air et l’âme d’amour. Nous souffrons sans comprendre ; et chacun se plaint en frappant.

LÉO.

BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.

NOTICE SUR FRANÇOIS VILLEGARDELLE.

Depuis 1848, presque tous les socialistes qui s’étaient fait, avant la Révolution de Février, une réputation par leurs écrits ont pris part au gouvernement des affaires publiques. Chargés par le Peuple d’aller à l’Assemblée nationale défendre ses droits et témoigner de ses douleurs, ils ont reçu la plus noble récompense qu’ils pussent ambitionner. Cependant parmi ces publicistes, depuis longues années dévoués à la cause des opprimés, il en est un que la reconnaissance populaire a oublié pendant deux années. Par la date de ses livres, par l’énergie de ses convictions républicaines, par la simplicité de ses mœurs et la trempe de son esprit, Villegardelle était digne de figurer un des premiers parmi les représentants du Peuple. Et pourtant ce n’est que dans le dernier comité électoral de la Seine que la candidature de Villegardelle a été discutée. À ce moment-là, le parti socialiste était entré dans la voie des concessions et des transactions ; on voulait un nom connu à la fois de la bourgeoisie et du peuple : Villegardelle a été écarté. — L’une des raisons fournies par ceux qui étaient opposés à sa candidature mérite d’être reproduite ici comme le plus bel éloge qu’on puisse faire du caractère et des idées de notre ami : « les opinions du citoyen Villegardelle, a dit l’un des délégués, sont trop avancées pour que nous puissions, avec son nom, être certains de réunir la majorité. »

Villegardelle, en effet, est inébranlable dans sa foi socialiste, et il a toujours été de ceux qui regardent la République et le Socialisme comme une même idée sous deux aspects différents. Né à Miramont (Lot-et-Garonne), en octobre 1810, François Villegardelle fit ses études dans le collège de cette petite ville. Au sortir de l’école, il fut préoccupé déjà de la solution des problèmes sociaux, qui étaient loin alors d’agiter toutes les intelligences et dont deux écoles se partageaient, pour ainsi dire, le monopole ; je veux parler des Saint-Simoniens et des Fouriéristes. Villegardelle fut mis en rapport avec ces derniers, vint à Paris, en 1833, et fut accueilli par les disciples de Fourier comme l’un des futurs collaborateurs de la Phalange, qui se fondait à cette époque. Il publia un mémoire sous ce titre : Besoin des communes, qui lui valut l’approbation chaleureuse des organes de l’école phalanstérienne. On y découvrait aisément le bon sens spirituel et la pureté de style qu’il a su mettre dans toutes ses productions ; mais l’auteur ne se fit pas illusion sur la valeur réelle de cet opuscule, et je tiens de sa bouche ce jugement sévère : « On trouve dans ces quelques pages les préjugés et les contradictions de l’école phalanstérienne avec quelques idées justes sur l’association agricole et industrielle, idées qui suffiront pour rendre le nom de Fourier respectable. »

C’est en 1837 ou 1838 que Villegardelle commença de se séparer des disciples de Fourier sur plusieurs points d’économie sociale et sur plusieurs principes fondamentaux de l’école. Persuadé que les décisions de la science nouvelle devaient avoir pour contrôle les règles de la justice, Villegardelle ne pouvait admettre avec Fourier que le capital eût droit de demander au travail une rente, quelque minime qu’elle fût. Il soutenait, dans les discussions où se plaisait sa verve méridionale, que le système de répartition proposé par Fourier aux hôtes du phalanstère consacrait l’usure, cette forme de l’esclavage qui attache l’homme au coffre-fort comme jadis on le vit soumis à la glèbe. — Il écrivit alors la préface du Code de la nature, ouvrage de Morelly, dont il se fit l’éditeur, en abritant ses propres doctrines derrière les idées d’un livre qui avait joui, sous le nom de Diderot, d’une certaine célébrité. — Deux ans il garda son manuscrit, le lisant à ses amis, essayant d’en ramener quelques-uns aux principes dont il se faisait le défenseur. — Enfin, le livre parut en 1840. Cette publication séparait officiellement Villegardelle de l’école fouriériste.

En effet, l’auteur de cette préface, loin de procéder par voie d’écart absolu, comme disait Fourier, soutenait la théorie du progrès continu. Il écrivait : « Il ne s’agit pas de tout réformer, mais d’ajouter, de compléter, de faire une application plus étendue des principes connus et acceptés[1]. » — Il repoussait la répartition saint-simonienne selon la capacité et selon les œuvres ; il repoussait plus énergiquement encore la formule phalanstérienne selon le capital, le travail et le talent, et il concluait par ces paroles : « Puiser selon les besoins, ce serait toute la loi, s’il ne fallait ajouter et travailler selon ses forces, en réfutant avec un bon sens plein de vigueur et de netteté les objections de ceux qui, faute de pouvoir contester la justice et la vérité de ces formules, s’en prennent, pour les repousser, à l’infirmité de notre nature et à l’impossibilité de détruire le mal parmi les hommes.

L’écrivain qui produisait de pareilles théories n’était plus fouriériste ; on peut même dire qu’il ne l’avait jamais été, et que le hasard des temps plus que l’inclination naturelle de son esprit enrôla le jeune publiciste dans les rangs des soldats du phalanstère. Une fois entré dans cette voie, Villegardelle publia tour à tour l’Accord des intérêts dans l’association (1864), l’Histoire des idées sociales (1846). Dès 1840, il avait donné au public une élégante traduction de la Cité du soleil de Campanella, précédée d’une préface qui se terminait par ce passage remarquable : « Le traducteur italien de la Cité du soleil, que nous soupçonnons être un des disciples de Buonarotti, l’un des plus fervents apôtres du communisme, pense que la synthèse de Campanella réalise le type de société le plus parfait que l’homme puisse concevoir. Il ne doute pas que tel ne soit le terme final des progrès de la raison humaine, et il accepte, sans faire la moindre réserve, les idées les plus excentriques du premier martyr de l’utopie. Pour nous, nous n’avons pas la même confiance ; nous croyons que la science sociale est loin d’être constituée. Toutefois nous ne saurions trop insister sur la nécessité d’étudier avec soin et sans prévention les divers travaux qui ont eu pour objet la réorganisation intégrale de la société. Car aujourd’hui l’on reconnaît que tous les vices de l’ordre social sont si solidement enchaînés entre eux que, pour procéder avec fruit aux réformes, il faut, sinon les accomplir toutes simultanément, ce qui est impossible, du moins les introduire avec méthode en vue d’une rénovation harmonique, en les faisant toutes converger vers ce but unique, l’association générale des travailleurs, hors de laquelle on ne peut concevoir de salut pour l’Humanité. »

L’Accord des intérêts dans l’association est le seul de ses livres que Villegardelle ait tiré tout entier de son propre fonds. Résumé substantiel de tous les principes sur lesquels se fonde l’économie sociale, ce petit volume est un traité ex professo sur l’association des travailleurs où l’on trouve, à côté des plus fines critiques de l’ordre social actuel, toutes les raisons que l’érudition et le bon sens peuvent mettre au service de l’idée nouvelle. Parmi les publications socialistes, celle-ci restera comme un modèle de netteté, de sagacité, de science véritable et à la portée de tous. Ceux qui veulent étudier l’économie sociale doivent commencer par cet ouvrage où se trouvent discutées successivement la philosophie, la morale, l’économie politique de la société future sans aucune prétention à la métaphysique, et pourtant avec une profondeur véritable. Ce problème si difficile à résoudre d’un bon livre élémentaire, il est résolu dans l’Accord des intérêts. L’effort de la méditation, les longs détours des déductions savantes ont disparu derrière la lucidité des idées et la netteté de la forme. — Un journal qui d’ordinaire ne s’occupait point d’économie politique publia, à l’époque de la première édition[2], ces justes éloges : « Ce petit livre est très bien écrit et rempli d’une érudition de bon aloi. Il y a dans cet ouvrage, soit sur la mauvaise répartition de la richesse publique, soit sur la misère des classes ouvrières et sur la crise imminente dont est menacée la civilisation actuelle, telle page que le meilleur économiste de ce temps-ci serait fier d’avoir écrite et de signer. »

Nous n’avons pas la prétention d’écrire une Notice complète sur un écrivain qui n’a pas dit son dernier mot, et qui, nous l’espérons, rendra de nouveaux services à l’école socialiste. Ce qu’il nous importait de constater ici, à cette heure où les nouveaux convertis au socialisme surgissent de toutes parts et voudraient faire oublier leurs devanciers, c’est qu’il y a plus de douze ans déjà que Villegardelle a commencé de défendre les vrais principes de la justice sociale.

Au début de cet article, nous reprochions aux socialistes de l’avoir oublié après la victoire. Peut-être faut-il s’en prendre à la réserve modeste que cet écrivain a toujours affecté de garder, à la solitude où il a vécu, plutôt qu’à l’indifférence populaire. C’est une chose remarquable, en effet, dans la vie de Villegardelle, que cette persévérance avec laquelle il a fui la bruyante célébrité acquise par les réclames et la camaraderie. On dirait qu’il a craint constamment de descendre seul dans l’arène littéraire. C’est toujours sous l’égide de quelque mort illustre qu’il a produit ses propres idées, et tandis que beaucoup de réputations s’édifient sur des plagiats ignorés, il a souvent prêté, lui, à ceux qui ne pouvaient plus témoigner de sa générosité, le résultat de ses propres méditations. Dans sa vie privée, il a usé de la même réserve que dans

  1. Préface du Code de la nature, page 13.
  2. La première édition est de 1844. — La seconde a paru en 1848, chez Capelle, avec des améliorations considérables.