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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

Mais les bohémiennes préludaient à leurs chants par quelques accords et les chœurs prirent l’attention de tout le monde, — de tout le monde à l’exception du prince Galitch et d’Annouchka qui, à demi tournés l’un vers l’autre, échangeaient quelques propos à l’abri de tout ce retentissement musical. Quant à Rouletabille, il devait dormir bien profondément pour ne point être réveillé par tout ce bruit, si mélodieux fût-il. Il est vrai qu’il avait — ostensiblement — beaucoup bu et que chacun sait, en Russie, que l’ivresse assassine ceux qui ne la peuvent supporter. Quand les chœurs se furent fait entendre trois fois, Gounsovski leur fit signe qu’ils pouvaient aller charmer d’autres oreilles et glissa entre les mains du chef de la bande un billet de vingt-cinq roubles. Mais Onoto voulut donner son obole et une vraie quête commença. Chacun jeta des roubles dans le plateau que présentait une petite noiraude de bohémienne dont les cheveux, couleur aile de corbeau, mal peignés, lui tombaient sur le front, sur les yeux, sur le visage, d’une si drôle de façon qu’on eût dit de cette petite un saule pleureur trempé dans l’encre. Le plateau arriva devant le prince Galitch qui fouilla vainement ses poches :

— Bah ! fit-il, en grand seigneur, je n’ai plus de monnaie. Mais voici mon portefeuille : je te le donne en souvenir de moi, Katharina !

Katharina fit disparaître le petit sac de cuir à bank-notes et la troupe disparut.

Thadée et Athanase s’extasiaient sur la générosité du prince, mais Annouchka dit :

— Le prince a bien fait ; mes amis ne paieront jamais assez cher l’hospitalité que cette petite m’a donnée dans son taudis quand je me cachais, dans l’attente de ce que l’on déciderait de moi à votre fameuse section, Gounsovski ?

— Eh ! répliqua Gounsovski, je vous ai fait savoir qu’il ne tenait qu’à vous d’avoir un beau quartir (appartement) en ville et richement meublé encore !

Annouchka, comme un charretier, cracha par terre, et Gounsovski de jaune devint vert.

— Mais pourquoi te cachais-tu ainsi, Annouchka ? demanda la belle Onoto en caressant les lourdes tresses de la belle chanteuse.

— Tu ne sais donc pas que j’avais été condamnée à mort et graciée ; j’avais pu fuir Moscou, je ne tenais pas à être reprise ici pour goûter aux joies de la Sibérie !

— Mais pourquoi avais-tu été condamnée à mort ?

— Mais elle ne sait donc rien ! s’exclamèrent les autres.

— Seigneur ! j’arrive de Londres et de Paris, je ne peux donc pas tout savoir… Mon Dieu ! avoir été condamnée à mort ! comme ça doit être amusant !

— Très amusant ! fit Annouchka, glacée. Et si tu as un frère que tu aimes, Onoto ! songe combien ce doit être plus amusant encore si on le fusille devant toi !

— Oh ! pardon, mon âme !…

— Pour que vous soyez instruite et que vous ne fassiez plus de peine à votre Annouchka, à l’avenir, je vais vous dire, madame, ce qui lui est arrivé, à la chère amie, dit le prince Galitch.

— Nous ferions mieux de chasser ces vilains souvenirs ! émit timidement Gountovski en clapotant des paupières derrière ses lunettes ; mais il baissa la tête aussitôt : Annouchka le brûlait de la flamme de son regard.

— Parle, Galitch !

Le prince prit la parole :

— Annouchka avait un frère, Vlassof, mécanicien sur la ligne de Kazan, que le comité de grève avait chargé de conduire un convoi destiné à sauver de Moscou les principaux membres et les chefs de la milice révolutionnaire, quand les soldats de Trébassof, aidés du régiment Semenowsky, furent devenus maîtres de la ville. La dernière résistance s’était réfugiée dans la gare. Et il fallait partir. Toutes les voies étaient gardées par des mitrailleuses… Des soldats partout !… Vlassof dit à ses camarades : « Je vous sauverai ! » Et les camarades le virent monter sur sa machine avec une femme. Cette femme, la voilà ! Le chauffeur de Vlassof avait été tué la veille, sur une barricade. C’était Annouchka qui le remplaçait. Ils se mirent à la besogne et le train partit, comme une fusée. Sur cette ligne courbe, tout à fait découverte, facile à atta-