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Page:Leroux - Rouletabille chez le Tsar.djvu/102

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L’ILLUSTRATION

quer, sous une pluie de balles, Vlassof développa une vitesse de quatre-vingt-dix verstes à l’heure… Il a poussé la pression de vapeur dans la chaudière jusqu’à quinze atmosphères, jusqu’au point d’explosion… Madame, que voilà, continuait de gorger de charbon cette fournaise ! Le danger venait maintenant moins des mitrailleuses que de la possibilité de sauter, dans l’instant ! Au milieu des balles, Vlassof ne perdait pas son sang-froid. Il marchait, non seulement le cendrier ouvert, mais avec un travail forcé du siphon. Ce fut miracle que toute cette machine en furie n’allât pas se briser contre la courbe du talus. Et l’on passa ! Pas un homme ne fut atteint ! Il n’y eut qu’une femme de blessée : elle reçut une balle en pleine poitrine.

— Là ! s’écria Annouchka.

Et, d’un geste magnifique, elle découvrit sa blanche, son orgueilleuse poitrine, — et mit le doigt sur une cicatrice que Gounsovski, dont le suif commençait à fondre en lourdes gouttes de sueur au long des tempes, n’osa pas regarder.

— Quinze jours plus tard, continua le prince, Vlassof entrait dans une auberge, à Lubetszy. Il ne savait pas qu’elle était pleine de soldats. Sa mine ne plut pas. On le fouilla. On trouva sur lui un revolver et des papiers. On sut à qui on avait affaire. La prise était bonne, Vlassof fut ramené à Moscou et condamné à être fusillé. Sa sœur, blessée, qui avait appris son arrestation, le rejoignit. « Je ne veux pas, lui dit-elle, te laisser mourir tout seul. » Elle aussi fut condamnée. Avant l’exécution on leur offrit de leur bander les yeux, mais ils refusèrent, disant qu’ils voulaient rencontrer la mort face à face. L’ordre était de fusiller d’abord tous les autres révolutionnaires condamnés, puis Vlassof, puis sa sœur. C’est en vain que Vlassof demanda à mourir le dernier. Les camarades d’exécution se mettaient à genoux, sanglotaient avant de mourir. Vlassof embrassa sa sœur et vint se mettre à sa place de mort. Là, il s’adressa aux soldats : « Tout à l’heure, vous aurez à remplir votre devoir selon le serment que vous avez prêté. Remplissez-le honnêtement, comme j’ai rempli le mien !… Capitaine, commandez ![1] » La salve retentit. Vlassof est debout, les bras croisés sur la poitrine, sain et sauf : pas une balle ne l’a atteint ! Les soldats ne voulaient pas tirer sur lui. Il dut les sommer encore d’accomplir leur devoir, d’obéir à leur chef. Alors ils tirèrent, et il tomba. Il regardait sa sœur avec des yeux pleins d’horribles souffrances. Voyant qu’il vivait, et voulant paraître charitable, le capitaine, sur la prière d’Annouchka, s’approcha et coupa court aux souffrances du malheureux en lui tirant un coup de revolver dans l’oreille. Et ce fut le tour d’Annouchka. Elle se plaça d’elle-même auprès du cadavre de son frère, l’embrassa sur ses lèvres sanglantes, se releva et dit : « Je suis prête ! » Au moment où les fusils s’abaissaient, un officier accourait, apportant la grâce du tsar. Elle n’en voulait pas, et, elle que l’on n’avait pas attachée pour mourir, il fallut la lier pour qu’elle vécût !

Le prince Galitch, au milieu du silence angoissé de tous, allait ajouter quelques paroles de commentaire à son sinistre récit, mais Annouchka l’interrompit :

— L’histoire finit là ! dit-elle. Plus un mot, prince. Si je vous ai prié de la rapporter dans toute son horreur, si j’ai voulu devant vous revivre la minute atroce de la mort de mon frère, c’est pour que monsieur (son doigt désignait Gounsovski) sache bien, une fois pour toutes, que si j’ai dû à certaines heures subir une promiscuité qui m’a été imposée… maintenant que j’ai payé ma dette, en acceptant cet abominable souper, je n’ai plus rien à faire avec le pourvoyeur de bagne et de corde qui est ici !

Tous les convives s’étaient levés à cette invective. Seul, Rouletabille continuait son somme de brute. Gounsovski tremblait de rage et faisait un effort surhumain pour ne pas laisser échapper des paroles qu’il eût peut-être regrettées.

— Elle est folle !… murmurait-il. Elle est folle !… Qu’est-ce qu’il lui prend ?… Qu’est-ce qu’il lui prend ? Hier encore, elle était si… si aimable…

Et il bégayait, désolé, avec un rire affreux :

— Ah ! les femmes !… les femmes !… Et celle-ci, qu’est-ce que je lui ai fait ?

— Qu’est-ce que tu m’as fait, misérable ? Où sont Belachof ? Bartowsky ? Et

  1. Ainsi s’exprimait Ouchlewsky avant de mourir et après avoir accompli des exploits égaux et singulièrement identiques à ceux de Vlassof.