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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

Strassof ? Et Pierre Slütch ? tous les camarades qui avaient juré avec moi de venger mon frère ? Où sont-ils ? À quel gibet les as-tu fait pendre ?… Au fond de quelles mines les as-tu enfouis ? Mais encore tu faisais ton métier d’esclave !… Mais, mes amis, mes amis à moi, les pauvres camarades de ma vie d’artiste, les jeunes gens inoffensifs qui n’avaient commis d’autre crime que de venir me dire trop souvent que j’étais jolie et de croire qu’ils pouvaient converser en liberté dans ma loge !… Où sont-ils ?… Pourquoi m’ont-ils, tour à tour, quittée ?… Pourquoi ont-ils disparu ?… C’est toi, misérable, qui les guettais !… qui les espionnais… me faisant, sans que je m’en doute, ton horrible complice… m’associant à ta besogne. Fils de chienne !… Tu sais comment on m’appelle ?… tu le sais depuis longtemps et tu dois bien en rire !… Mais, moi, je ne le sais que de ce soir… comme je n’ai appris que ce soir tout ce que je te dois… Papier à mouches !… Papier à mouches !… Moi !… horreur !… Ah ! ta mère, tu entends !… Chien, fils de chienne !… Ta mère, quand tu es venu au monde… ta mère… (Là, elle lui lança l’injure la plus effroyable qu’un Russe peut jeter à la face d’un de la race homme.)

Elle tremblait et sanglotait de rage, crachait sa fureur, debout, prête à partir, enveloppée de son manteau comme d’un grand drapeau rouge. Elle était la statue de la haine et de la vengeance. Elle était horrible et terrible. Elle était belle. À la dernière suprême injure, Gounsovski tressaillit et sursauta comme s’il avait reçu, matériellement, un coup de fouet. Il ne regardait plus Annouchka, il fixait le prince Galitch. Et sa main le désigna :

— C’est celui-ci, dit-il d’une voix sifflante, qui t’a appris toutes ces belles choses.

— C’est moi ! fit le prince tranquillement.

Caracho ! glapit Gounsovski qui reconquit instantanément tout son sang-froid.

— Ah ! mais celui-là… tu n’y toucheras pas ! clama l’ardente fille de la Terre Noire. Tu n’es pas assez fort pour cela.

— Je sais que monsieur a beaucoup d’amis à la cour, avança avec un calme stupéfiant le chef de l’Okrana. Je ne veux pas de mal à monsieur. Vous parlez, madame, du sacrifice que l’on a dû faire de quelques-uns de vos amis. J’espère qu’un jour vous serez mieux renseignée et que vous comprendrez que j’en ai sauvé le plus que j’ai pu !

— Partons ! gronda Annouchka. Je lui cracherais à la figure…

— Oui, le plus que j’ai pu, reprit l’autre avec le geste habituel qui retenait ses lunettes. Et je continuerai. Je vous promets de ne pas causer plus de désagrément au prince qu’à sa petite amie, la bohémienne Katharina, avec laquelle il s’est montré si généreux tout à l’heure, sans doute parce que Boris Mourazo, lui paie trop peu les petites courses qu’elle fait chaque matin à la villa de Kristowsky Ostrow !…

À ces mots, le prince et Annouchka changèrent de physionomie. Leur colère tomba. Annouchka détourna la tête comme pour arranger le pli de son manteau. Galitch se contenta de hausser les épaules avec mépris en murmurant :

— Encore quelque abomination que vous nous ménagez, monsieur, mais à laquelle nous saurons répondre.

Après quoi il salua la société, prit le bras d’Annouchka et la fit passer devant lui. La porte, derrière eux, était restée ouverte. Gounsovski saluait, courbé en deux, longuement. Quand il se releva, il vit devant lui les trois figures ahuries et consternées de Thadée Tchichnikof, Ivan Pétrovitch et Athanase Georgevitch.

— Messieurs, leur annonça-t-il, d’une voix blanche qui semblait ne pas lui appartenir, le moment est venu de nous séparer. Je n’ai pas besoin de vous dire que nous avons soupé en amis et que, si nous voulons le rester, nous devons tous oublier ce qui s’est dit ici !

Les trois autres, effarés, protestaient déjà de leur discrétion. Il ajouta avec rudesse, cette fois : « Service du tsar ! » et les trois bégayèrent : « Que Dieu conserve le tsar ! » Après quoi, il les mit à la porte. Et la porte refermée : « Ma petite Annouchka, on ne se venge pas sans moi ». Il s’en fut tout de suite vers le canapé où gisait Rouletabille oublié. Il lui donna une tape sur l’épaule :

— Allons, debout ! ne faites pas celui qui dort ! Pas un instant à perdre. C’est ce soir qu’ils vont régler son affaire à Trébassof !…