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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

Le reporter répliqua, en affectant un sang-froid dont il ne jouissait peut-être pas entièrement en réalité :

— Je puis affirmer devant vous, comme je l’ai déjà fait devant monsieur le préfet de police, qu’une seule et même personne a laissé les traces de ses différentes escalades sur ce mur et sur ce balcon,

— Insensé ! interrompit Natacha avec une fougue haineuse contre le jeune homme. Et cela vous suffit ?

Le général saisit brutalement le poignet du reporter :

— Écoutez-moi, monsieur !… Un homme est venu ici, cette nuit… ceci ne regarde que moi… et n’a le droit d’étonner que moi… et de ceci je fais mon affaire… une affaire entre ma fille et moi… Mais vous, vous venez nous dire que vous êtes sûr que cet homme est un assassin… alors, voyez-vous, c’est autre chose !… Cela, il faudrait les preuves, et les preuves tout de suite… Vous parlez de traces, eh bien, nous allons les examiner ensemble, ces traces !… Et je souhaite pour vous, monsieur, que je sorte de cela aussi convaincu que vous l’êtes…

Rouletabille dégagea doucement son poignet et répondit avec un calme parfait :

— Maintenant, monsieur, je ne puis plus rien vous prouver.

— Pourquoi ?

— Parce que l’escalade des agents a passé par-dessus ma preuve, monsieur !

— Et, en vérité, il ne nous reste que votre parole ! que votre foi en vous-même !… Et si vous vous étiez trompé ?

— Il ne l’avouera jamais, papa, s’écria Natacha… Ah ! c’est lui qui mériterait, à cette heure, le sort de Michel Nicolaïevitch !… N’est-ce pas ! N’est-ce pas que vous le savez ! et que ce sera votre éternel remords !… N’est-ce pas qu’il y a quelque chose qui vous empêchera toujours de dire que vous vous êtes trompé !… C’est que vous avez fait tuer un innocent !… Enfin ! vous le savez bien ! Vous savez bien que je n’aurais pas introduit ici Michel Nikolaïevitch si j’avais su qu’il était capable de vouloir empoisonner mon père !

— Ça, mademoiselle, répliqua Rouletabille, en ne baissant pas les yeux sous le regard de foudre de Natacha, ça, j’en suis sûr !

Et il mit un tel ton à dire cela que Natacha continua de le fixer dans une angoisse incompréhensible. Ah ! le croisement de ces deux regards ! la scène muette entre ces deux jeunes gens dont l’un voulait se faire comprendre et dont l’autre semblait redouter par-dessus tout d’avoir été comprise ! Natacha murmura :

— Comme il me regarde !… Voyez !… c’est le démon… oui, oui, le domovoï… le vrai domovoï… Mais prenez garde, malheureux, vous ne savez pas ce que vous avez fait !

Elle se tourna brusquement du côté de Koupriane :

— Où est le corps de Michel Nikolaïevitch ? dit-elle. Je veux le voir. Il faut que je le voie.

Féodor Féodorovitch s’était laissé tomber, comme assommé, sur un fauteuil. Matrena Pétrovna n’osait se rapprocher de lui. Le géant paraissait frappé à mort, abattu à jamais. Ce que n’avaient pu faire ni les bombes, ni les balles, ni le poison, l’idée seule de la coopération de sa fille dans l’œuvre d’horreur qui se tramait autour de lui, ou plutôt l’impossibilité où il était de comprendre l’attitude de Natacha, sa mystérieuse conduite, le chaos de ses explications, ses cris insensés, ses protestations d’innocence, ses accusations, ses menaces, ses prières et tout son désordre, enfin, devant le fait certain, avoué de son entremise nocturne dans cette tragique aventure où Michel Nikolaïevitch avait trouvé la mort, l’avaient brisé, lui, Féodor Féodorovitch comme un fétu. Un instant, il s’était raccroché à quelque vague espoir en constatant que Koupriane était moins assuré qu’il ne l’avait prétendu tout d’abord contre son officier d’ordonnance. Mais quoi ! ceci n’était qu’un détail sans importance à ses yeux. Ce qui importait seul, c’était la signification de l’acte de Natacha ; et la malheureuse ne parais-