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L’ILLUSTRATION

sait même point se préoccuper de ce que lui, Féodor, pouvait en penser. Pas une parole vraie pour le rassurer. Elle était là à se débattre entre Koupriane, Rouletabille et Matrena Pétrovna, défendant son Michel Nikolaïevitch pendant que lui, le père, après avoir failli la broyer tout à l’heure, était là, dans un coin, à agoniser.

Koupriane s’avança vers le malheureux et lui dit :

— Écoutez-moi bien, Féodor Féodorovitch. Celui qui vous parle est le grand maître de police par la volonté du tsar, et votre ami par la grâce de Dieu. Si vous ne demandez pas devant nous, qui sommes au courant de tout et qui saurons garder le secret nécessaire, si vous ne demandez pas à votre fille la raison de sa conduite avec Michel Nikolaïevitch, et si elle ne nous répond pas, en toute sincérité, je n’ai plus rien à faire ici ! On a déjà chassé mes hommes de cette maison, comme indignes de garder le plus loyal sujet de Sa Majesté : je n’ai point protesté ; mais je viens à mon tour vous supplier de me prouver que l’ennemi le plus redoutable que vous ayez eu dans votre maison n’est point votre fille.

Ces paroles qui résumaient nettement l’horrible situation furent comme un soulagement pour Féodor. Oui, il fallait savoir. Koupriane avait raison. Il fallait qu’elle parlât. Et il somma sa fille de s’expliquer, de tout dire ! de tout dire ! Natacha fixa encore Koupriane de son regard de « haine à mort », puis se détourna de lui et répéta d’une voix ferme :

— Je n’ai rien à dire !

— La complice de vos assassins, la voici ! gronda alors Koupriane, le bras tendu.

Natacha poussa un cri de bête blessée et se roula aux pieds de son père. Elle l’entoura de ses bras suppliants. Elle le pressa sur sa poitrine. Elle sanglota sur son cœur. Et l’autre, ne comprenant toujours pas, la laissait faire, lointain, hostile, sombre. Alors, elle gémit, éperdue, et pleura avec éclat, et l’emphase dramatique dont elle enveloppa Féodor sonnait comme des cris d’autrefois quand, au fond de l’appartement des femmes, le père tout-puissant s’apprêtait à châtier la coupable.

— Mon père ! père chéri ! Regarde-moi !… Regarde-moi !… aie pitié de moi ! et ne demande pas que s’ouvre ma bouche qui doit rester close à jamais… et crois-moi. Ne crois pas ces hommes ! ne crois pas Matrena Pétrovna ! Est-ce que tu ne sens pas mon cœur contre ton cœur, mes larmes sur tes joues ! Est-ce que je ne suis pas ta fille ?… Ta fille très pure ! Ta Natacha Féodorovna !… Je ne puis pas t’expliquer, non ! non ! sur la Vierge, mère de Jésus, je ne puis pas t’expliquer ?… sur les saintes icônes… je ne puis pas… sur ma mère que je n’ai pas connue, et que tu as remplacée, ô mon père… ne me demande rien !… ne me demande plus rien !… mais serre-moi dans tes bras comme lorsque j’étais toute petite… embrasse-moi, père chéri !… aime-moi… je n’ai jamais autant eu besoin d’être aimée ! Aime-moi !… je suis malheureuse ! une malheureuse qui ne peut même pas se tuer sous tes yeux pour te prouver son innocence et son amour !… papa ! papa !… à quoi te serviraient tes bras dans les jours qui te restent à vivre si tu ne veux plus me serrer sur ton cœur !… papa ! papa !…

Elle roulait sa tête sur les genoux de Féodor. Ses cheveux s’étaient dénoués et pendaient derrière elle dans un désordre noir, magnifique…

— Regarde dans mes yeux !… Regarde dans mes yeux !… Vois comme ils t’aiment, batouchka !… batouchka !… mon batouchka chéri ! »

Maintenant Féodor pleurait. Ses lourdes larmes venaient se mêler aux pleurs de Natacha. Il lui releva la tête et lui demanda simplement, d’une voix brisée :

— Tu ne peux rien me dire maintenant ? Mais quand me diras-tu ?

Natacha leva les yeux vers lui, puis son regard continua sa route vers le ciel et ses lèvres laissèrent échapper ce mot dans un souffle :

— Jamais !

Matrena Pétrovna, Koupriane et le reporter frémirent dans l’attente auguste et terrible de ce qui allait se passer. Féodor avait pris la tête de sa fille entre ses deux mains. Il considérait longuement ces yeux qui s’étaient levés vers le ciel, cette bouche qui venait de prononcer ce « jamais !… » Puis, lentement, ses rudes lèvres vinrent se