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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

— Ma foi, monsieur Koupriane, je ne suis point le concierge de la Barque et je n’ai rien remarqué du tout, ni personne. Du reste, je suis d’un naturel un peu rêveur. Pardonnez-moi.

— Prince, il n’est point possible que vous n’ayez point vu Katharina.

— Eh ! monsieur le maître de police, si je l’avais vue, je ne vous en dirais rien, puisque vous la poursuivez. Me prenez-vous pour quelqu’un de vos limiers ? On dit que vous en avez dans tous les mondes, mais je vous affirme que je n’ai pas encore passé à votre caisse. Il y a erreur, monsieur Koupriane.

Et le prince resalua. Mais Koupriane l’arrêta encore :

— Prince, songez que ceci est très grave. Michel Nikolaïevitch, l’officier d’ordonnance du général Trébassof, est mort, et cette petite a volé ses papiers sur son cadavre. Toutes les personnes qui auront parlé à Katharina seront soupçonnées. C’est une affaire d’État, monsieur, qui peut mener très loin. Pouvez-vous me jurer que vous n’avez pas vu Katharina, que vous ne lui avez pas parlé ?

Le prince regarda Koupriane avec un air d’insolence tel que le maître de police pâlit de rage. Ah ! s’il avait pu !… s’il avait pu… mais on ne touchait pas à celui-là !… Galitch s’éloigna sans ajouter un mot et ordonna au schwitzar de lui faire avancer sa voiture.

— C’est bien ! fit Koupriane, je ferai mon rapport au tsar.

Galitch se retourna. Il était aussi pâle que Koupriane.

— En ce cas, monsieur, fit-il, n’oubliez pas d’y ajouter que je suis le plus humble sujet de Sa Majesté !

L’équipage avançait. Le prince monta. Koupriane le regarda s’éloigner, la rage dans le cœur et les poings crispés. À ce moment, ses hommes le rejoignaient :

— Allez ! cherchez ! leur fit-il brutalement en leur montrant la Barque.

Ils se précipitèrent dans l’établissement, pénétrèrent dans les salles intérieures. On entendit des cris de méchante humeur, des protestations. Certainement, les derniers soupeurs ne se montraient point enchantés de cette invasion soudaine de la police. Les agents faisaient lever tout le monde, regardaient sous les tables, sous les banquettes, sous les nappes pendantes. Ils visitèrent l’office, la cale, tout. Pas de Katharina. Soudain Koupriane, qui attendait le résultat de la perquisition, appuyé au bastingage, en regardant vaguement l’horizon, tressaillit. Là-bas, tout là-bas, de l’autre côté du large fleuve, entre un petit bois et le Staraia Derevnia, une légère embarcation abordait. Et un petit point noir en sautait, comme une puce. Koupriane reconnut, dans ce petit point noir, Katharina. Elle était sauvée. Maintenant, il ne pouvait l’atteindre. C’était bien inutile de la chercher dans ce quartier bizarre où ses congénères de Bohême vivaient en maîtres avec des coutumes, des libertés, des franchises qui n’avaient jamais été violées. Toute la population bohémienne de la capitale se serait soulevée. Et puis, à quoi bon maintenant Katharina ? C’est le prince Galitch qu’il aurait fallu prendre. Un de ses hommes s’approcha de lui :

— Malheur ! fit-il. Nous n’avons point trouvé Katharina et cependant elle est venue ici. Elle s’est rencontrée, une seconde, avec le prince Galitch, lui a remis quelque chose, et est descendue dans le canot du bord.

— Parbleu ! fit le maître de police en haussant les épaules, j’en étais sûr.

Il était de plus en plus exaspéré. Il descendit sur la rive et la première personne qu’il vit fut Rouletabille qui l’attendait sans impatience, philosophiquement assis sur un banc.

— Je vous cherchais, cria-t-il. Nous l’avons manquée par votre faute ! Si vous ne vous étiez pas jeté dans mes jambes !

— Je l’ai fait exprès ! déclara le reporter.

— Hein ?… qu’est-ce que vous dites ?… Vous l’avez… vous l’avez fait exprès ?

Koupriane suffoquait.

— Excellence ! fit Rouletabille, en le prenant par le bras, calmez-vous, on nous regarde. Allons prendre une tasse de thé chez Cubat. Tout doucement, là… en nous promenant…