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L’ILLUSTRATION

ont laissé un instant la petite bohémienne, Katharina, seule avec l’officier expirant. Katharina était la petite femme de ménage de Michel et de Boris. Elle devait connaître les secrets de l’un et de l’autre. Il était élémentaire que l’on eût l’œil sur elle ; or, on ne sait ce qu’elle est devenue. Il faut la chercher, la retrouver absolument, car elle a ouvert la tunique de Michel et c’est peut-être là la raison pour laquelle on n’a trouvé aucun papier sur le moribond, quand les agents l’ont fouillé ! Cette absence de papiers, de portefeuille, n’est pas naturelle.

La chasse commence dans le petit jour rose des Îles, déjà teinté de sang. Quelques agents crient des indications. On court sous les arbres, car on est presque certain qu’elle a pris le petit sentier conduisant au pont qui joint Kristowsky à Kameny Ostrow. Quelques nouveaux renseignements jetés par d’autres agents qui accourent, qui surgissent à droite et à gauche de la route, confirment cette hypothèse. Et pas une voiture ! On court. Koupriane est un des premiers. Rouletabille ne le quitte pas d’une semelle. Mais il ne le dépasse pas. Tout à coup des cris, des appels entre agents. On se montre quelque chose là-bas qui glisse sur une pente. C’est la petite. Elle file comme le vent. Course éperdue. On traverse Kameny Ostrow. « Ah ! une voiture ! un cheval ! soupire Koupriane qui a laissé son équipage à Élaguine. La preuve est là ! C’est la preuve de tout qui nous échappe !…

Le terrain maintenant est découvert. On distingue très bien Katharina qui est arrivée au pont Élaguine. La voilà dans Élaguine Ostrow. Que fait-elle ? Se rend-elle à la villa Trébassof ? Que veut dire ceci ? Non, elle se rejette sur la droite. Les agents galopent derrière elle ! Elle est encore loin. Elle paraît infatigable. Maintenant elle a disparu, sous les arbres, dans les futaies, toujours sur la droite. Koupriane pousse un cri de joie. Où qu’elle aille, elle est prise. Il donne quelques ordres haletants pour qu’on barre l’île. Elle ne peut plus s’échapper ! Elle ne peut plus s’échapper ! Mais où va-t-elle ? Koupriane connaît cette île-là mieux que personne. Il prend un plus court chemin pour rejoindre l’autre rive vers laquelle Katharina semblait se diriger et tout à coup il tombe presque sur la petite qui s’est laissé surprendre, qui jette un cri et qui se sauve à nouveau, à toutes jambes.

— Arrête, ou je tire ! crie Koupriane en russe.

Et il sort son revolver. Mais une main le lui a arraché.

— Pas ça ! fait Rouletabille, qui jette l’arme loin de lui. Koupriane, jurant, reprend sa course. La fureur décuple ses forces, son agilité ; il va atteindre Katharina à bout de souffle ; mais Rouletabille s’est jeté dans ses jambes et tous deux roulent sur l’herbe. Quand le grand maître de police se relève, c’est pour voir Katharina gravir en toute hâte l’escalier qui conduit à la Barque, le restaurant flottant de la Strielka. Koupriane, maudissant Rouletabille, mais croyant enfin tenir facilement sa proie, se dirige à son tour vers la Barque, à l’intérieur de laquelle la petite vient de s’engouffrer. Il met le pied sur la première marche de l’escalier. Sur la dernière, descendant du petit navire de fête, une silhouette se dresse : c’est celle du prince Galitch. Koupriane en reçoit comme un coup qui l’arrête net dans son ascension. Galitch a un air rayonnant auquel le maître de police ne saurait se tromper. Évidemment Koupriane arrive en retard. Il en a le sentiment profond, la certitude. Et cette présence du prince sur la Barque lui explique d’une façon définitive le pourquoi de la course de Katharina.

Si la bohémienne a chipé les papiers ou le portefeuille du mort, c’est maintenant le prince qui a le tout dans sa poche.

Koupriane, en voyant le prince passer devant lui, frémit. Le prince le salue et s’amuse avec quelque ironie de sa mine interloquée :

— Eh bien ? lui dit-il, comment vous portez-vous, mon cher monsieur Koupriane. Votre Excellence est levée de bien bonne heure, me semble-t-il. À moins que ce ne soit moi qui me couche trop tard.

— Prince, fait Koupriane, mes hommes sont à la poursuite d’une petite bohémienne, une nommée Katharina, bien connue dans les restaurants où elle chante. Nous l’avons vue monter dans la Barque. L’auriez-vous rencontrée par hasard ?