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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

— Ah ! c’est toi, petit !…

— Eh bien ?

— Oh ! ça ne va pas si vite que ça !… j’ai tout de même déjà pu analyser les serviettes, tu sais !… ces deux serviettes…

— Oui, les déjections… eh bien !… mais parle donc ! pour l’amour de Dieu !

Eh bien, petit, c’est encore de l’arséniate de soude !…

Rouletabille, frappé au cœur, jeta un cri sourd et il lui sembla que tout se mettait à danser une danse de sabbat autour de lui. Le père Alexis, au milieu de ces étranges objets de laboratoire, lui parut Satan lui-même et il repoussa ses bras charitables qui se tendaient vers lui pour le soutenir ; dans l’ombre où dansaient çà et là les petites flammes bleues des creusets, agiles comme des langues, il crut apercevoir le spectre de Michel Nikolaïevitch qui venait lui crier : « L’arséniate de soude continue et je suis mort ! »… Il tomba contre la porte qui s’ouvrit et il roula jusqu’au comptoir où il se heurta le front. Ce choc, qui aurait pu lui être fatal, le tira de son rapide cauchemar et le rendit à lui-même. Instantanément, il fut debout, sauta par-dessus des tas de bottes et de falbalas, se précipita dans la cour. Là, Boris eut encore l’aplomb de le retenir par son veston. Rouletabille se retourna furieux :

— Que me voulez-vous ?… Vous n’êtes pas encore en Orel ?

— Monsieur, j’y vais, mais je vous serais reconnaissant de porter ces objets vous-même à… à Natacha… (Il lui montrait avec une telle mine de désespoir ses deux icônes du mont Athos, que Rouletabille les prit, les fourra dans sa poche, et continua sa course en lui criant : « C’est entendu »…)

Dehors, le reporter essayait de se ressaisir, de reprendre un peu de son sang-froid. Était-il possible que son erreur eût été mortelle !… Hélas ! Hélas ! comment en douter maintenant ?… « L’arséniate de soude continuait »… Il fit un effort surhumain pour chasser momentanément l’horreur de cela : la mort de Michel Nikolaïevitch innocent !… et pour ne plus penser qu’aux conséquences immédiates auxquelles il fallait parer… si l’on voulait éviter quelque nouvelle catastrophe… Ah ! l’assassin ne se lassait pas !… Et cette fois, quelle besogne !… quelle hécatombe, s’il avait réussi !… Le général, Matrena Pétrovna, Natacha et lui, Rouletabille ! (qui regrettait presque, en ce qui le concernait, que l’affaire n’eût point réussi)… et… et Koupriane !… Koupriane qui devait venir déjeuner… quel coup pour les nihilistes !… c’était bien cela !… c’était bien cela !… Rouletabille comprenait maintenant pourquoi ils n’avaient pas hésité à empoisonner tout le monde à la fois : Koupriane en était !…

Michel Nikolaïevitch aurait été bien vengé !

Le coup était manqué cette fois-ci, mais à quoi ne fallait-il pas, désormais, s’attendre ? Du moment que Michel Nikolaïevitch n’était pas coupable, tel qu’il l’avait imaginé, Rouletabille retombait dans un abîme sans fond.

Où aller ? Depuis quelques instants, il tournait autour de la Rotonde qui sert de marché à ce quartier et qui est le plus bel ornement d’Aptiekarski-pereoulok. Il tournait sans savoir, sans s’arrêter à rien, sans plus rien voir ni comprendre. Tel un cheval poussif tourne avec ses chevaux de bois, tel il tournait avec sa pensée qui, elle aussi, était en bois. Quand il se frappait le front, il lui paraissait qu’il cognait sur une boule de buis. Rouletabille n’était plus Rouletabille.


XIII

LES BOMBES VIVANTES


À tout hasard — car le hasard seul semblait conduire maintenant ses pas — il retourna à la datcha. Le désordre y était grand. La garde avait été doublée. Les amis du général, appelés par Trébassof lui-même, étaient accourus auprès des deux empri-