Page:Leroux - Rouletabille chez le Tsar.djvu/145

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
139
ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

trena Pétrovna, tenant toujours Féodor dans ses bras. Elle en était quitte pour quelques brûlures et le général, servi plus que jamais par sa chance de soldat heureux dont la mort ne voulait pas, n’avait absolument rien ! Féodor poussait des hurlements de joie. On dut le faire taire, car enfin, autour de lui, quelques gaspadines étaient bien endommagés, sans compter que ce pauvre Ermolaï était, lui, tout à fait mort. Si les domestiques, dans les sous-sols, avaient été plus sérieusement blessés, brûlés et déchirés, c’est que la force de l’explosion s’était fait sentir surtout par en bas, — ce qui avait ; peut-être, sauvé les habitants d’en haut.

Rouletabille, comme les autres victimes, avait été transporté dans une datcha voisine. Mais, sitôt qu’il se fut réveillé de cet épouvantable cauchemar, il s’échappa. Il regrettait sincèrement de n’être point mort. En vérité, les événements le dépassaient ! Et il s’accusait, absolument, de tout le désastre. Avec quelle anxiété il s’était enquis de l’état de « ses victimes » ! Féodor Féodorovitch, maintenant, délirait en prononçant vingt fois par heure le nom de Natacha, laquelle n’avait point reparu. Celle-là, Rouletabille l’avait crue innocente. Serait-elle coupable ?

— Ah ! si elle avait voulu ! Si elle avait eu confiance ! s’écriait-il en levant au ciel des mains suppliantes, rien de tout cela ne serait arrivé ! Et l’on n’aurait pas attenté et l’on n’attenterait plus jamais à la vie de Trébassof !… Car je n’ai pas eu tort de prétendre devant Koupriane que la vie du général était dans ma main et j’avais le droit de lui dire : « Vie contre vie ! Donne-moi celle de Mataiew, je te donne celle du général !… » Et voilà qu’on a failli une fois de plus tuer Féodor Féodorovitch, et c’est de la faute de Natacha, je le jure, de Natacha qui n’a pas voulu m’écouter !… Natacha serait-elle donc coupable, ô mon Dieu ?

Ainsi s’entretenait Rouletabille avec la divinité, car il n’attendait plus aucun secours de la terre.

Natacha ! Innocente ou coupable, où était-elle ? Que faisait-elle ? Ah ! savoir cela ! savoir si on a eu tort ou raison ! Et, si l’on a eu tort, disparaître, mourir ! Ainsi le malheureux Rouletabille gémissait-il sur la rive de la Néva, non loin des décombres de la pauvre datcha où les joyeux amis de Féodor Féodorovitch ne feraient plus de bons dîners, jamais. Ainsi monologuait-il, la tête en feu.

Et, tout à coup, il retrouva la trace de la jeune fille, cette trace perdue la veille, trace laissée au moment de la fuite, après la scène du poison et avant celle de l’explosion ! N’y avait-il pas là une coïncidence terrible ? car enfin… car enfin, la scène du poison avait bien pu n’être qu’une préparation à l’attentat final, le prétexte à l’arrivée des deux médecins tragiques !… Ah ! Natacha, Natacha, mystère vivant qui déjà s’entourait de tant de morts !…

Non loin de ce qui restait de la datcha, Rouletabille acquit bientôt la certitude qu’une petite troupe, la veille au soir, avait séjourné là, venant du bois tout proche, et y était retournée. S’il pouvait, avec une facilité relative, relever encore ces traces de la veille, c’est que, justement à cause de l’attentat, les abords de la datcha avaient été gardés par les troupes et la police, qui avaient reçu mission d’éloigner la foule curieuse accourue à Élaguine. Il regardait attentivement les herbes, les fougères, les branches piétinées, brisées ; certainement, il y avait eu là une lutte. On distinguait parfaitement sur la terre molle, dans une étroite clairière, le dessin des deux petites bottines de Natacha au milieu de fortes semelles.

Il continuait ses recherches, le cœur de plus en plus oppressé. Il avait comme la sensation qu’il était sur le point de découvrir un nouveau malheur… Les traces s’enfonçaient maintenant sous les branches toujours du côté de la Néva… À un buisson, il releva un coin d’étoffe blanche… et il lui sembla bien qu’il y avait eu là une vraie bataille… Des rameaux arrachés gisaient sur l’herbe… Il continua… Enfin, tout près de la rive, il apprit par l’examen du sol où ne se retrouvait plus la trace des petits talons et des petites bottines que la femme qui s’était trouvée là avait été emportée… et emportée dans une barque dont l’attache passagère à la rive était encore visible.

Ils ont emporté Natacha ! s’écria-t-il, plein d’angoisse. Ah ! malheureux que je suis, tout cela est de ma faute !… de ma faute !… de ma faute !… Ils veulent venger