Page:Leroux - Rouletabille chez le Tsar.djvu/144

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
138
L’ILLUSTRATION

reur, avait redescendu rapidement l’escalier, avait eu le temps de jeter un coup d’œil dans la salle à manger, avait enjambé le grand corps étendu d’Ermolaï, avait pénétré dans le petit salon, dans la chambre de Natacha, avait vu toutes ces pièces désertes et revenait en bondissant dans la véranda au moment où les autres commençaient à descendre les marches autour de Féodor Féodorovitch. Le reporter, dont les yeux fouillaient tous les coins sombres, n’avait encore rien aperçu de suspect quand, dans la véranda, il déplaça un fauteuil. Une ombre s’en détacha et glissa aussitôt sous l’escalier. Et Rouletabille cria au groupe qui descendait l’escalier :

Ils sont sous l’escalier !

Alors, sur l’escalier, voilà ce qui se passa… Rouletabille eut là une vision qu’il ne devait oublier de sa vie.

Au cri qu’il venait de pousser, tous s’arrêtèrent, après un mouvement instinctif de recul. Féodor Féodorovitch, qui était toujours dans les bras de Matrena Pétrovna, cria :

— Vive le tsar !

Et voici que ceux-là que le reporter s’attendait à voir fuir, éperdus, soit d’un côté, soit de l’autre, ou se jeter comme des fous du haut de l’escalier, ou revenir en arrière et regagner le palier, en abandonnant Féodor et Matrena, ceux-là se resserrèrent au contraire d’un même mouvement autour du général comme un peloton de garde, dans la bataille, autour du drapeau. Koupriane marchait en avant. Et ils se mirent tous ainsi à descendre lentement les degrés terribles, au-dessus de la mort, en entonnant le Bodje tsara Krani !

Et, tout à coup, avec un bruit formidable, qui déchira la terre et les cieux et les oreilles de Rouletabille, la maison tout entière sembla projetée en l’air ; l’escalier se souleva au milieu de la flamme et de la fumée ; et le groupe qui chantait le Bodje tsara Krani disparut dans une horrible apothéose.


XIV

LES MARÉCAGES


Il fut établi, dès le lendemain, qu’il y avait eu deux explosions quasi simultanées, une sous chaque escalier. Les deux nihilistes, qui s’étaient sentis découverts et surveillés par Ermolaï, s’étaient jetés silencieusement sur lui pendant qu’il passait et leur tournait le dos. Ils l’avaient, d’un lacet, proprement étranglé. Puis, ils s’étaient séparés pour guetter, chacun de son côté, les issues du premier étage, pensant bien que Koupriane et Féodor devraient se décider à descendre.

Maintenant, la datcha des Îles n’était plus qu’une ruine fumante. Toutefois, de ce que les bombes vivantes avaient explosé séparément, l’effet de destruction s’était trouvé amoindri, et s’il y eut beaucoup de blessés comme il arriva lors de l’attentat de la datcha Stolypine, au moins il n’y eut point de morts, en dehors des deux nihilistes dont on ne retrouva que quelques lambeaux.

Rouletabille avait été projeté dans le jardin et il fut assez heureux pour être relevé, à moitié assommé, mais sans une égratignure. Le groupe de Féodor et de ses amis fut étrangement protégé par la légèreté même de la construction. L’escalier de fer qui n’était en quelque sorte que posé entre les deux étages, s’était soulevé sous eux et renversé sur eux en se brisant en mille morceaux, mais après les avoir garantis du premier éclat de la bombe. Ils furent relevés de ce fouillis sans blessures mortelles, Koupriane avait eu une main fortement « flambée ». Athanase Georgevitch avait le nez et les joues en capilotade ; Ivan Pétrovitch perdait une oreille ; le plus éclopé était encore Thadée Tchichnikof qui avait les deux jambes cassées. Chose extraordinaire, la première personne qui apparut, se relevant au milieu des décombres, avait été Ma-