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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

et retomber une nuée pestilentielle qui faisait comme une gloire aux hommes nus aux longs cheveux. C’était terrible et magnifique. Pour ne pas être emporté par la trombe, Rouletabille s’était accroché à une pierre debout sur la route, et il était resté là comme pétrifié lui-même. Enfin, quand les barbares eurent passé, il se laissa glisser, mais la route était devenue un cloaque immonde.

Heureusement, un bruit de char antique se faisait entendre derrière lui. C’était une téléga. Curieusement primitive, la téléga se compose de deux planches jetées en long sur deux essieux où s’emmanchent quatre roues. Un homme était debout là-dessus, à qui Rouletabille donna un billet de trois roubles. Le reporter monta à côté de lui sur les planches, et les deux petits chevaux finlandais, dont la crinière pendait dans la crotte, partirent comme le vent. À de tels chemins, il faut de telles voitures. Mais, au voyageur, il faut des reins solides. Le reporter ne sentait rien ; il regardait la mer, du côté de la baie de Lachtka. Le véhicule atteignit enfin un pont de bois, au bord d’une crique livide, dans une fin de journée sans couleur. Rouletabille sauta près de la grève, et son rustique équipage s’éloigna du côté de Sestroriesk. C’était cet endroit désert et morne comme sa pensée, qu’il devait surveiller. « Surveillez la baie de Lachtka ! » Le reporter n’ignorait pas que cette plaine désolée, ces marais impénétrables, cette mer qui offrait à la fuite les refuges innombrables de ses fiords, avaient été toujours propices à l’aventure nihiliste. Cent légendes couraient Pétersbourg sur les mystères des marais de Lachtka. Et cela suffisait à son dernier espoir. Peut-être pourrait-il surprendre quelques révolutionnaires avec lesquels il s’expliquerait sur Natacha, aussi prudemment que possible. Peut-être, enfin, reverrait-il Natacha elle-même. Gounsovski n’avait pas dû lui parler en vain.

Entre les marais Lachkrinsky et la grève, il aperçut, sur la lisière des forêts qui vont jusqu’à Sestroriesk, une petite habitation de bois dont les murs étaient peints en rouge brun et le toit en vert. Ceci n’était déjà plus l’isba russe, mais bien la touba finnoise. Cependant une inscription en russe annonçait une maison de restauration. Le jeune homme n’eut que quelques pas à faire pour passer la porte de cette petite demeure rébarbative. Il n’y avait là aucun client. Un vieil homme à longue barbe grise et à lunettes, qui devait être le patron de l’établissement, était debout derrière le comptoir, surveillant ses zakouskis. Rouletabille choisit quelques petites tartines qu’il déposa dans une assiette. Il prit une bouteille de pivô et fit comprendre à l’homme qu’il mangerait bien, si cela était possible, une bonne soupière fumante de tchi. L’autre fit signe qu’il avait compris et l’introduisit dans la pièce adjacente qui servait de salle de restaurant. Rouletabille voulait bien mourir, mais il ne voulait pas mourir de faim.

Une table était installée au coin d’une fenêtre donnant sur la mer et sur l’entrée de la baie. Il ne pouvait être mieux et, l’œil tantôt sur l’horizon, tantôt sur le proche estuaire, il commença de manger mélancoliquement. Il avait une grande pitié de lui-même. « Pourtant, deux et deux font toujours quatre, se disait-il ; mais, dans mon calcul, peut-être ai-je oublié l’absurde ? Ah ! il fut un temps où je n’aurais rien oublié du tout ! Et, cependant, je n’ai rien oublié du tout, si Natacha est innocente ! » Ayant proprement nettoyé son assiette de tchi, il donna un gros coup de poing sur la table et dit : « Elle l’est ! » Sur ces entrefaites, la porte s’ouvrit. Rouletabille croyait voir entrer le patron de la touba. C’était Koupriane !

Tout effaré, il se leva. Il ne pouvait imaginer par quel mystère le grand maître de la police se trouvait là. Mais, au fond de lui-même, il s’en réjouit, car, puisqu’il s’agissait d’enlever Natacha aux mains des révolutionnaires, Koupriane lui apportait un rare concours.

— Ah ! bien, fit-il, presque joyeux, je ne vous attendais pas !… Comment va votre blessure ?

Nitchevo ! ne parlons pas de ça ! ce n’est rien !

— Et le général et… Ah ! l’effroyable nuit !… et ces deux malheureux qui…

— Nitchevo !… Nitchevo !

— Et ce pauvre Ermolaï…

— Nitchevo ! Nitchevo !… Ce n’est rien…