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L’ILLUSTRATION

Rouletabille le regarda. Le maître de la police avait un bras en écharpe, mais il était propre et reluisant comme une pièce de dix roubles toute neuve, alors que lui, Rouletabille, était abominablement crotté. D’où sortait-il ? Koupriane comprit et sourit :

— Eh ! eh ! moi, j’ai pris le train de Finlande, c’est tout de même plus propre.

— Mais qu’est-ce que vous êtes venu faire ici, Excellence ?

— La même chose que vous !

— Bah ! s’exclama Rouletabille, vous aussi vous venez pour sauver Natacha !

— Comment !… la sauver !… je viens pour la prendre !

— Pour la prendre ?

— Monsieur Rouletabille, j’ai à la forteresse Pierre et Paul un joli petit cachot qui l’attend !

— Vous allez jeter Natacha dans un cachot !

— Ordre de l’empereur, monsieur Rouletabille ! Et, si vous me voyez ici en personne, c’est que Sa Majesté tient à ce que la chose se passe le plus proprement et le plus discrètement du monde.

— Natacha en prison ! s’écria le reporter qui voyait avec épouvante tous les obstacles se dresser à la fois devant lui. Et pour quelle raison ?

— Elle est simple ! Natacha Féodorovna eût la dernière des misérables et ne mérite aucune pitié !… Elle est la complice des révolutionnaires et l’inspiratrice de tous les crimes contre son père !

— Je suis sûr que vous vous trompez, Excellence ! Mais comment avez-vous été conduit dans ces parages ?

— Par vous, tout simplement !

— Par moi ?

— Oui, nous avions perdu toutes traces de Natacha… Mais, comme vous aviez disparu, vous aussi, je me suis dit que vous ne pouviez être occupé qu’à la rechercher… et qu’en vous retrouvant, moi j’avais des chances de mettre la main sur elle !…

— Mais je n’ai pas vu vos agents ?

— Allons donc ! C’est l’un d’eux qui vous a conduit ici !

— Moi !

— Oui, vous ! N’êtes-vous point monté sur une téléga ?…

— Ah ! le conducteur ?…

— Parfaitement !… j’avais pris rendez-vous avec lui à la gare de Sestroriesk. Il m’a désigné l’endroit où vous étiez descendu. Et me voilà !

Le reporter baissa la tête, rouge de honte. Décidément l’idée sinistre qu’il pouvait être responsable de la mort d’un innocent et de tous les malheurs qui s’en étaient suivis lui avait enlevé tous ses moyens !… Il le reconnaissait maintenant !… À quoi bon lutter ? Si on lui avait prédit qu’il serait un jour joué de la sorte, lui, Rouletabille, il aurait bien ri… autrefois !… Non ! Non ! il n’était plus capable de rien !… Il était son plus cruel ennemi… Non seulement, par sa faute, par son erreur abominable, Natacha était aux mains des révolutionnaires… mais encore, dans le moment où il voulait la secourir, il conduisait niaisement, naïvement, la police dans l’endroit même où celle-ci devait s’en emparer… c’était le comble de l’humiliation. Koupriane eut pitié du reporter.

— Allons ! ne vous désolez pas trop ! fit-il ; nous aurions retrouvé Natacha sans vous. Gounsovski nous a fait savoir qu’elle devait débarquer ce soir à la baie de Lachtka avec Priemkof !…

— Natacha avec Priemkof ! s’exclama Rouletabille. Natacha avec l’homme qui a introduit chez son père les deux bombes vivantes !… Si elle est avec lui, Excellence, c’est qu’elle est sa prisonnière… et cela seul suffira à prouver son innocence… Je remercie le ciel qui vous a envoyé ici !

Koupriane avala un verre de votka, s’en versa un autre, enfin daigna traduire sa pensée :

— Natacha est l’amie de ces gens-là et nous les verrons débarquer la main dans la main !

— Vos agents n’ont donc pas relevé les traces de la lutte que « ces gens-là » ont dû soutenir sur les bords de la Néva avant d’emporter Natacha ?