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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

grève, gagnait… On voyait Natacha, qui était soutenue par Priemkof lui-même, repousser l’aide du nihiliste qui ne voulait pas l’abandonner. Elle finit par le rejeter et, voyant qu’elle allait être rejointe, s’arrêta, attendant l’ennemi stoïquement, les bras croisés. Cependant, ses trois autres compagnons avaient réussi à se jeter dans le canot, et déjà ils faisaient force de rames, tandis que les hommes de Koupriane, entrés dans l’eau jusqu’à la poitrine, déchargeaient leurs revolvers dans la direction des fuyards… Ceux-ci, peut-être dans la crainte de blesser Natacha, ne répondirent point aux coups de feu. Quand ils accostèrent le cotre, le bateau était prêt… et il repartit à tire-d’aile vers le mystère des fiords de Finlande, hissant audacieusement à sa poupe la flamme noire de la révolution…



Maintenant, dans la salle de la touba, les agents, tremblants de la colère de Koupriane, sont entassés. Le maître de la police laisse éclater sa fureur et les traite comme les derniers et les plus infâmes des animaux de la création. La capture de Natacha ne saurait le calmer. Il avait trop espéré et la stupidité de ses hommes lui a fait perdre tout son sang-froid. S’il avait eu un fouet sous la main, il se serait soulagé avec plus de facilité. Natacha, debout, dans un coin, le visage singulièrement calme, regarde cette extraordinaire scène de ménagerie où le dompteur lui-même semble être changé en bête fauve. Dans un autre coin, Rouletabille fixe Natacha qui ne semble point s’apercevoir de sa présence… Ah ! cette figure fermée pour tous !… pour tous !… même pour lui qui avait cru lire, naguère, sur ses traits, dans ses yeux, des choses invisibles pour les autres vulgaires hommes… figure impassible de cette fille dont on avait tenté, quelques heures auparavant, d’assassiner le père et qui venait de serrer la main de Priemkof, l’assassin !… Un moment elle tourna la tête légèrement du côté de Rouletabille. Le reporter tendit alors son visage ardent vers elle, la brûla de ses yeux qui lui disaient : « N’est-ce pas, Natacha, que tu n’es pas la complice des assassins de ton père ? N’est-ce pas, Natacha, que ce n’est pas toi qui as versé le poison ?…

Mais le regard de Natacha tourna sans rencontrer celui de Rouletabille. Ah ! ce masque mystérieux et froid, cette bouche qui avait, dans le moment, un sourire étrangement amer et impudent, un sourire atroce qui semblait dire au reporter : « Si ce n’est pas moi qui ai versé le poison, c’est donc toi ! »

C’était le masque bien connu des petites filles terribles dont parlait tout à l’heure Koupriane, des petites filles qui lisent et qui viennent, la lecture faite, d’accomplir quelque chose de terrible, quelque chose pour quoi, de temps en temps, on attache une bonne corde au cou de toutes ces petites femelles !

Enfin, Koupriane est au bout de sa bave et fait un signe. Les hommes sortent dans un silence épouvanté. Deux d’entre eux restent pour garder Natacha. On entend dehors le bruit d’une voiture qui vient de Sestroriesk et qui doit certainement conduire la jeune fille aux cachots de Pierre et Paul. Un dernier geste du préfet de police et les mains brutales des deux gardes s’abattent sur les poignets fragiles de la prisonnière. Ils la bousculent, la jettent dehors, en la heurtant aux murailles, passent sur elle la colère qui leur vient des reproches de leur chef. Quelques secondes plus tard la voiture s’éloigne pour ne plus s’arrêter qu’au-dessus des tombes moisies par les eaux du fleuve, et dans lesquelles on descend, avant la mort, les petites filles terribles qui ont trop lu, sans le comprendre peut-être tout à fait, monsieur Kropotkine.

À son tour, Koupriane s’apprête à partir. Rouletabille l’arrête :

— Excellence ! je désirerais avoir l’explication de la colère que vous avez montrée tout à l’heure devant vos hommes !

— Ce sont des brutes ! s’écrie le maître de police, de nouveau hors de lui… Ils m’ont fait rater le plus beau coup de filet de ma vie !… Ils se sont jetés sur le groupe deux minutes trop tôt !… L’un d’eux a tiré un coup de feu qu’ils ont pris pour un signal et qui n’a réussi qu’à avertir les nihilistes !… Mais je les laisserai pourrir tous au cachot… jusqu’à ce que je sache qui a tiré ce coup de feu-là !