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L’ILLUSTRATION

aurait pu être évité… Une bonne corde au cou de toutes ces petites femelles !… c’est le seul moyen !… le seul !…

Un homme entra. Rouletabille reconnut le conducteur de la téléga. Il y eut quelques phrases rapides entre le chef et l’agent. Celui-ci alla fermer les volets de la salle par les interstices desquels on pouvait voir ce qui se passait dehors. Puis l’agent sortit. Koupriane, en écartant la table qui se trouvait près de la fenêtre, dit au reporter :

— Vous feriez bien de vous approcher de la fenêtre. Mon homme vient de me dire que le cotre approche. Vous allez pouvoir assister à un spectacle intéressant. Nous sommes sûrs que Natacha est encore à bord. Le bâtiment, après l’explosion de la datcha, a été rejoint par un canot monté par deux hommes et, depuis, il n’a fait que louvoyer dans le golfe. Nous avions pris nos précautions en Finlande comme ici et c’est ici qu’ils vont tenter de débarquer. Attention !

Koupriane avait pris son poste d’observation… Le soir, lentement, tombait… le ciel était d’un gris noir qui se mêlait à la teinte d’ardoise de la mer… On entendait celle-ci qui venait mourir, tout doucement, sur le rivage. Au loin, on apercevait une voile. Entre la grève et la touba où Koupriane veillait, il y avait un gros renflement, un remblai qui ne cachait point au préfet de police le rivage ni la baie, car son regard, du point élevé où il se trouvait, passait au-dessus. Mais, de la mer, ce remblai cachait parfaitement ce qui pouvait se dissimuler derrière lui… Or, on apercevait, à plat ventre, et grimpant lentement le renflement, une cinquantaine de moujiks qui obéissaient dans tous leurs mouvements à deux d’entre eux dont la tête seule dépassait le remblai. Si l’on suivait le regard de ces deux têtes-là, on apercevait tout de suite la voile blanche qui avait singulièrement grandi. La barque était inclinée sur l’eau et glissait avec élégance, le cap sur la baie. Soudain, dans le moment qu’il eût pu croire qu’elle allait prendre ses dispositions pour y entrer, les voiles tombèrent et le cotre mit à l’eau un canot. Quatre hommes y descendirent ; puis une femme sauta allègrement d’une petite échelle dans le canot. C’était Natacha. Koupriane n’eut point de peine, malgré le peu de jour restant à flotter sur les eaux, à la reconnaître.

— Ah ! mon cher monsieur Rouletabille, fit-il… Voyez donc la prisonnière !… Constatez comme on l’a ligotée !… Ses cordes, certainement, lui font mal !… Comment peut-on traiter ainsi une jeune fille de l’aristocratie ?… Ces révolutionnaires sont vraiment des brutes !…

La vérité était que Natacha s’était mise très librement au gouvernail, et, pendant que les autres nageaient, dirigeait la légère embarcation sur l’endroit de la plage qui avait dû lui être indiqué… Et, bientôt, la proue du canot entra dans le sable. Il semblait qu’il n’y eût sur la grève aucune âme. C’est ce dont les hommes du canot qui se tenaient debout maintenant semblaient se rendre compte… Et trois d’entre eux sautèrent ; puis ce fut le tour de Natacha… Elle accepta la main de ceux qui l’aidaient, tout en conversant très amicalement avec eux. Elle eut même un geste pour serrer la main de l’un d’eux. La petite troupe s’avança sur le sable… Pendant ce temps, on pouvait voir les faux moujiks qui, prêts à bondir, s’étaient glissés à plat ventre jusque sur le dessus du remblai.

Derrière son volet, Koupriane ne put retenir un mouvement de joie ; il venait de reconnaître quelques figures du groupe, et il murmura :

— Eh ! eh ! Voilà Priemkof lui-même et les autres !… Gounsovski a raison et il est fameusement renseigné ; décidément, son système a du bon !… quel coup de filet !…

Et il n’en respira plus, dans l’attente de ce qui allait se passer…

Il pouvait voir encore, du côté de la baie, au ras du sol, se dissimulant derrière les moindres monticules, d’autres faux moujiks… Il en était de même du côté des bois de Sestroriesk… Le groupe des révolutionnaires que suivait librement Natacha s’était arrêté pour parlementer… Encore trois, deux minutes peut-être, et ils allaient être entourés… cernés, pris au piège. Soudain, un coup de feu retentit dans la nuit commençante, et le groupe, à toute allure, rebroussait chemin, courait silencieusement à la mer, tandis que, de toutes parts, surgissaient les agents qui se précipitaient, luttaient, se ruaient, poussaient des cris… mais des cris de rage, car le groupe gagnait du côté de la